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AURORE

et elle jette loin d’elle, pour une fois, l’austérité de la crainte et des continuelles précautions. La cruauté est une des plus anciennes réjouissances de l’humanité. On estime, par conséquent, que les dieux, eux aussi, se réconfortent et se réjouissent lorsqu’on leur offre le spectacle de la cruauté, — de telle sorte que l’idée du sens et de la valeur supérieure qu’il y a dans la souffrance volontaire et dans le martyre choisi librement s’introduit dans le monde. Peu à peu, la coutume dans la communauté établit une pratique conforme à cette idée : on se méfie dorénavant de tout bien-être exubérant et l’on reprend confiance chaque fois que l’on est dans un état de grande douleur ; on se dit que les dieux pourraient être défavorables à cause du bonheur et favorables à cause du malheur — être défavorables et non pas s’apitoyer ! Car la pitié est considérée comme méprisable et indigne d’une âme forte et terrible ; — mais les dieux sont favorables parce que le spectacle des misères les amuse et les met de bonne humeur : car la cruauté procure la plus haute volupté du sentiment de puissance. C’est ainsi que s’introduit dans la notion de l’« homme moral », telle qu’elle existe dans la communauté, la vertu de la souffrance fréquente, de la privation, de l’existence pénible, de la mortification cruelle, — non, pour le répéter encore, comme moyen de discipline, de domination de soi, d’aspiration au bonheur personnel, — mais comme une vertu qui dispose favorablement pour la communauté les dieux méchants, parce qu’elle élève sans cesse à eux la fumée d’un sacrifice expiatoire. Tous les