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AURORE

ment de puissance ; ou encore d’être fidèle aux préjugés et aux articles de foi d’une caste, lorsqu’ils pourraient empêcher la venue d’un tyran. Car ceci est le secret peu noble de tout bon aristocrate grec : une profonde jalousie lui fait traiter au pied de l’égalité chacun des membres de sa caste, mais il est prêt, à chaque instant, à fondre comme un tigre sur sa proie — le despotisme : que lui importe alors le mensonge, le crime, la trahison, la perte volontaire de sa ville natale ! La justice était extrêmement difficile aux yeux de cette espèce d’hommes, elle passait presque pour quelque chose d’incroyable ; « le juste », ce mot sonnait aux oreilles des Grecs, comme « le saint » aux oreilles des chrétiens. Mais lorsque Socrate se hasardait à dire : « L’homme vertueux est le plus heureux », on n’en croyait pas ses oreilles, on pensait avoir entendu quelque chose de fou. Car, en voyant l’image de l’homme le plus heureux, chaque citoyen d’extraction noble songeait au plus complet manque d’égard, au diabolisme du tyran qui sacrifiait tout et tous, à son orgueil et à son plaisir. Parmi les hommes dont l’imagination s’agitait en secret à la poursuite sauvage d’un pareil bonheur, la vénération de l’État ne pouvait pas être implantée assez profondément, — mais je veux dire : que pour les hommes dont le désir de puissance n’est plus aussi aveugle que celui de ces nobles Grecs, cette idolâtrie de la conception de l’État, au moyen de quoi ce désir fut jadis tenu en bride, n’est plus aussi nécessaire.