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AURORE

la conséquence du rationalisme : la piété pour les choses établies cherchait à se transformer en piété de tout ce qui était établi autrefois, rien que pour permettre au cœur et à l’esprit de se gonfler de nouveau et de ne plus laisser d’espace aux vues à venir et novatrices. Le culte du sentiment fut dressé en place du culte de la raison, et les musiciens allemands, étant les artistes de l’invisible, de l’exaltation, de la légende, du désir infini, aidèrent à construire le temple nouveau, avec plus de succès que tous les artistes du verbe et de la pensée. En tenant compte que, dans les détails, il a été dit et découvert beaucoup de bonnes choses et qu’il y en a certaines qui depuis lors ont été jugées plus équitablement que jadis, il faut cependant conclure que l’ensemble constituait un danger public et non des moindres, le danger d’abaisser en général, sous l’apparence de la connaissance entière et définitive du passé, la connaissance au-dessous du sentiment, et — pour parler avec Kant qui définit ainsi sa propre tâche — « d’ouvrir de nouveau le chemin à la foi, en fixant ses limites à la science ». Respirons de nouveau le grand air : l’heure de ce danger est passée ! Et, chose singulière : les esprits que les Allemands évoquaient justement avec tant d’éloquence sont devenus, à la longue, les plus dangereux pour les intentions de leurs évocateurs, — l’histoire, la compréhension de l’origine et de l’évolution, la sympathie pour le passé, la passion ressuscitée du sentiment et de la connaissance, tout cela, après s’être mis pendant un certain temps au service de l’esprit obscurci, exalté, rétrograde,