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AURORE

prix, rendra peut-être lentement les âmes assez dures, pour que des poètes tragiques leur soient nécessaires : jusqu’à présent ceux-ci étaient un peu superflus, — pour employer le mot le plus bénin. — C’est ainsi que viendra peut-être encore pour la musique une époque meilleure (ce sera certainement la plus méchante !), celle où les artistes musiciens auront à s’adresser à des hommes strictement personnels, durs par eux-mêmes, dominés par le sombre sérieux de leur propre passion : mais à quoi sert la musique pour ces petites âmes contemporaines de l’époque qui s’en va, âmes par trop mobiles, d’une croissance imparfaite, mi-personnelles, curieuses et désireuses de tout ?

173.

Les louangeurs du travail. — Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours de la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges des actes impersonnels et d’un intérêt général : l’arrière-pensée de la crainte de tout ce qui est individuel. On se rend maintenant très bien compte, à l’aspect du travail — c’est-à-dire de cette dure activité du matin au soir — que c’est là la meilleure police, qu’elle tient chacun en bride et qu’elle s’entend vigoureusement à entraver le développement de la raison, des convoitises, des envies d’indépendance. Car le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, il retire cette force à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l’amour