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AURORE

dévouement et à la sollicitude pour les autres (l’« affection sympathique ») soit doublement plus forte qu’elle ne l’est, le séjour sur la terre deviendrait intolérable. Que l’on songe seulement aux sottises que commet chacun, tous les jours et à toute heure, par dévouement et par sollicitude pour lui-même, et combien son aspect est insupportable : que serait-ce si nous devenions, pour les autres, l’objet de ces folies et de ces importunités, dont, jusqu’à présent, ils se sont seulement frappés eux-mêmes ! Ne faudrait-il pas alors prendre aveuglément la fuite, dès qu’un « prochain » s’approche de nous ? Et accabler l’affection sympathique des mêmes paroles injurieuses dont nous couvrons maintenant l’égoïsme ?

144.

Nous abstraire de la misère des autres. — Si nous nous laissons assombrir par la misère et les souffrances des autres mortels et si nous couvrons de nuages notre propre ciel, qui donc portera les conséquences d’un tel assombrissement ? Certainement les autres mortels, et ce sera un poids à ajouter à leurs autres charges ! Nous ne pouvons être pour eux ni secourables, ni réconfortants, si nous voulons être l’écho de leur misère, et aussi si nous voulons sans cesse prêter l’oreille à cette misère, — à moins que nous n’apprenions l’art des Olympiens et que nous ne cherchions dorénavant à nous édifier du malheur des hommes au lieu d’en être malheureux. Mais pour nous cela est un peu trop