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AURORE

de prodigue, de dispendieux, de luxueux dans l’existence individuelle, pratiquée jusqu’à ce jour, on espère diriger la société à meilleur compte, avec moins de danger et plus d’unité, lorsqu’il n’y aura plus que de grands corps et les membres de ceux-ci. On considère comme bon tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, correspond à cet instinct de groupement et à ses sous-instincts, c’est là le courant fondamental dans la morale de notre époque ; la sympathie et les sentiments sociaux s’y confondent. (Kant se trouve encore en dehors de ce mouvement : il enseigne expressément que nous devons être insensibles vis-à-vis de la souffrance étrangère, si nos bienfaits doivent avoir une valeur morale, — ce que Schopenhauer appelle, avec une colère très concevable de sa part, l’absurdité kantienne.)

133.

« Ne plus penser à soi ». — Il faudrait y réfléchir sérieusement : pourquoi saute-t-on à l’eau pour repêcher quelqu’un que l’on voit s’y noyer, quoique l’on n’ait aucune sympathie pour sa personne ? Par pitié : l’on ne pense plus qu’à son prochain, — répond l’étourderie. Pourquoi éprouve-t-on la douleur et le malaise de celui qui crache du sang, tandis qu’en réalité on lui veut même du mal ? Par pitié : on ne pense plus à soi, — répond la même étourderie. La vérité c’est que dans la pitié, — je veux dire dans ce que l’on a l’habitude d’appeler pitié, d’une façon erronée — nous ne pensons plus à