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AURORE

119.

Vivre et inventer. — Quel que soit le degré que quelqu’un puisse atteindre dans la connaissance de soi, rien ne peut être plus incomplet que l’image qu’il se fait des instincts qui constituent son individu. À peine s’il sait nommer par leurs noms les instincts les plus grossiers : leur nombre et leur force, leur flux et leur reflux, leur jeu réciproque, et avant tout les lois de leur nutrition lui demeurent complètement inconnus. Cette nutrition devient donc une œuvre du hasard : les événements quotidiens de notre vie jettent leur proie tantôt à tel instinct, tantôt à tel autre ; il les saisit avidement, mais le va et vient de ces événements se trouve en dehors de toute corrélation raisonnable avec les besoins nutritifs de l’ensemble des instincts : en sorte qu’il arrivera toujours deux choses — les uns dépériront et mourront d’inanition, les autres seront gavés de nourriture. Chaque moment de notre vie fait croître quelques bras du polype de notre être et en fait se dessécher quelques autres, selon la nourriture que le moment porte ou ne porte pas en lui. À ce point de vue, toutes nos expériences sont des aliments, mais répandus d’une main aveugle, ignorant celui qui a faim et celui qui est déjà rassasié. Par suite de cette nutrition de chaque partie, laissée au hasard, l’état du polype, dans son développement complet, sera quelque chose d’aussi fortuit que l’a été son développement. Pour parler plus exactement : en admettant qu’un instinct se trouve au point où