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AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA

ce qu’enfin mon abîme se mis à remuer et que ma pensée me mordît.

Hélas ! pensée venue de mon abîme, toi qui es ma pensée ! Quand trouverai-je la force de t’entendre creuser et de ne plus trembler ?

Le cœur me bat jusqu’à la gorge quand je t’entends creuser ! Ton silence même veut m’étrangler, toi qui es silencieuse comme mon abîme est silencieux !

Jamais encore je n’ai osé t’appeler à la surface : il m’a suffi de te porter en moi ! Je n’ai pas encore été assez fort pour la dernière audace du lion, pour la dernière témérité.

Ta lourdeur m’a toujours été terrible : mais un jour je veux trouver la force et la voix du lion pour te faire monter à la surface !

Quand j’aurai surmonté cela en moi, je surmonterai une plus grande chose encore, et une victoire sera le sceau de mon accomplissement ! —

Jusque-là je continue à errer sur des mers incertaines ; le hasard me lèche et me cajole ; je regarde en avant, en arrière, — je ne vois pas encore la fin.

L’heure de ma dernière lutte n’est pas encore venue, — ou bien me vient-elle en ce moment ? En vérité, avec une beauté maligne, la mer et la vie qui m’entourent me regardent !

Ô après-midi de ma vie ! Ô bonheur avant le soir ! Ô rade en pleine mer ! Ô paix dans l’incertitude ! Comme je me méfie de vous tous !

En vérité, je me méfie de votre beauté maligne !