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ITINÉRAIRE DES CAPTIFS.

les dames détachaient glaces, tableaux, estampes, enlevaient livres, meubles, ornements, en un mot, faisaient maison nette[1].

Une demi-heure avant diner, les officiers ravageurs venaient présenter leurs rapports. C’étaient tant et tant de tonneaux, tant de douzaines de bouteilles de vin, tant d’étalons, de juments, tant de milliers de, florins en argent. Si la récolte était

  1. On enlevait jusqu’aux joujoux des enfants, et dans le nombre des quarante chariots de Chruszczew, chargés de dépouilles, il y en avait un qui ne contenait que ces babioles. C’était un aspect assez grotesque que l’assemblage confus des chevaux de bois, des petites voitures, des châteaux de carton et de toutes sortes de poupées, entassés pêle-mêle les uns sur les autres. Le petit Ivan, fils cadet de Chruszczew, était, en fait de poupées, l’enfant le plus riche de l’univers ; aussi à l’âge de sept ans éprouvait-il tous les inconvéniens de la satiété. Quand on s’arrêtait quelque part, on lui étalait tous ces trésors ; il s’en amusait beaucoup pendant quelques instants, puis devenait bien vite fatigué de tout. Il prenait une poupée, puis une autre, puis une autre encore, les regardait, leur cassait bras, jambes et les jetait par terre. Il montait sur son cheval de bois, s’y balançait un moment, le quittait pour une trompette, et s’en dégoûtait de même. C’était un vrai petit Beaujon, dans sa maison des Champs-Élysées, au milieu de ses millions, de ses meubles précieux, de ses maîtresses, las de tout, fatigué du monde et de lui-même, et bâillant dans son berceau suspendu par des guirlandes de roses.
    (Note de l’auteur.)