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ÉLARGISSEMENT.

manger, et prêter une oreille attentive à tout ce que les soldats se diront entre eux. » — « Cela ne servira de rien, me répondit-il, j’ai vu le praporszczyk les rassembler tous, et leur parler avec un air d’importance et de menace ; c’est sans doute pour leur recommander le secret. » Je me convainquis bientôt que mon François ne s’était pas trompé. Après dîner, l’officier sortit, et tous nos soldats se tenaient dans le corridor, chacun devant la porte de son prisonnier. Quand il s’agit d’un événement qui doit décider de notre bonheur, on voudrait mille fois l’entendre répéter, confirmer. J’étais tout oreille, j’ôtais mes pantoufles, et sur la pointe des pieds je m’approchais de la porte pour écouter attentivement. Le silence qui régnait dans ces lieux me servit bien dans cette circonstance. Les soldats se disaient tout bas : « Il y aura de grands changements ; on dit que tous ceux qui ont servi trente ans auront la liberté de se retirer chez eux. » — « Dieu le veuille ! disaient-ils tous avec un profond soupir. » — « Enfin, nous aurons un czar, disait l’un. » — « Il y a longtemps que cela n’est pas arrivé, répondait l’autre ; notre vieille matuszka[1] s’est, je crois, suffisamment divertie. »

  1. Matuszka, ce qui veut dire petite mère en russe, était