Page:Niemcewicz - Notes sur ma captivité à Saint-Pétersbourg.djvu/160

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
135
COMPAGNONS DE CAPTIVITÉ.

chez le colonel Kilinski, et lui témoigner tout le respect dû à son rang. Ces choses-là étonnaient en France ; mais en Pologne, où l’aristocratie était à son comble, où le peuple était à peine regardé, un pareil exemple paraissait à bien des gens une vraie monstruosité.

Kilinski, conservant les inclinations de son état primitif, s’enivrait ; et ayant eu une dispute avec le colonel Granowski, fit prendre les armes à son régiment, et voulut charger celui de son adversaire. C’était d’ailleurs un excellent homme, bien éloigné d’avoir le caractère sanguinaire qu’avaient certains monstres populaires à cette époque en France.

Les Russes semblaient vouloir faire expier à Kilinski, par mille et mille insultes, le crime d’avoir été colonel. On ne lui donnait que 25 kopeiks par jour. Il supportait son malheur avec courage, et souvent il m’amusait beaucoup par ses lettres à Kapostas, que celui-ci me communiquait. Le style n’en était pas d’un colonel, mais bien d’un cordonnier. La privation qui lui coûtait le plus, c’était celle des femmes ; c’était là le sujet de toutes ses plaintes ; pour la décence, Pétrone est une vestale à côté de lui. Il a aussi écrit l’histoire de sa vie, très-curieuse par sa naïveté, et peignant bien les mœurs de notre peuple. Crainte d’accident de découverte, je lui couseillai de brûler le chapitre