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LES QUATRAINS DE KHÈYAM.


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Les nuages se répandent dans le ciel et recommencent à pleurer sur le gazon. Oh ! il n’est plus possible de vivre un instant sans vin couleur d’amarante. Cette verdure réjouit aujourd’hui notre vue, mais celle qui germera de noire poussière, la vue de qui réjouira-t-elle ?


71

En ce jour d’aujourd’hui que l’on nomme adinè (vendredi), laisse là la coupe (trop petite) et bois du vin dans un bol. Si les autres jours tu n’en buvais qu’un (bol), aujourd’hui bois-en deux, car c’est le grand jour par excellence[1].


72

Ô mon cœur[2] ! puisque ce monde t’attriste, puisque ton âme si pure doit se séparer de ton corps, va t’asseoir sur la verdure des champs et réjouis-toi pendant quelques jours, avant que d’autres verdures jaillissent de la propre poussière.


60

Ce vin qui, par son essence, est susceptible d’apparaître sous une foule de formes, qui se manifeste tantôt sous la forme d’un animal, tantôt sous celle d’une plante, ne va pas croire pour cela qu’il puisse ne plus être et que son essence puisse être anéantie ; car c’est par elle qu’il est, bien que les formes disparaissent[3].

  1. Ironie mordante et continuelle de la part du poëte, le vin étant expressément défendu aux musulmans, surtout les vendredis et durant le rèmèzan.
  2. Ici Khèyam ne s’adresse pas à son propre cœur, mais à son échanson ou à un ami chéri qu’il appelle de ce terme d’affection, comme il eût dit : toi ma vie, ô toi mon amour, etc.
  3. Nous avons déjà fait remarquer (note 2, quatrain 11) que, dans la pensée du poëte, le vin c’est Dieu. D’après la croyance des soufis, Dieu étant partout et dans tout, et le tout étant en Dieu, comme l’indique cette maxime : [Texte en persan], l’unité dans la multiplicité et la multiplicité dans l’unité, on doit pouvoir le contempler dans toute chose créée ; donc, toute chose créée peut être considérée comme étant une portion de la Divinité, sans néanmoins que cela implique la division de l’essence divine. Celte Divinité , bien qu’elle soit répandue dans tout et que, par conséquent, elle se manifeste sous diverses formes et sous diverses couleurs, est une ; son unité n’est jamais détruite. L’homme lui-même, ajoutent les soufis, était enfant avant d’être homme. Il n’avait pas de barbe, il en a aujourd’hui ; il était jeune, il est devenu vieux ; il avait des cheveux noirs ou blonds ou châtains, il les a blancs ; il a changé d’aspect, de forme pour ainsi dire ; c’est pourtant toujours la même créature, jusqu’à ce qu’elle ait disparu de cette terre. En disparaissant, elle n’emporte pas dans son néant la partie de la splendeur divine qui était répandue sur elle dans ce monde, pas plus qu’un corps éclairé par la lumière du soleil n’emporte avec lui, dans les ténèbres d’un abîme où il serait lancé, cette partie de la lumière qui l’éclairait avant sa disparition. La splendeur de Dieu, pas plus que la lumière du soleil, ne peut être entamée, diminuée, amoindrie : Dieu ne disparaît pas. Son essence est immuable, indivisible, bien qu’elle soit répandue sur des corps périssables.