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LES QUATRAINS DE KHÈYAM.


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Il n’y a point de cœur que ton absence n’ait meurtri jusqu’au sang ; il n’y a point d’être clairvoyant qui ne soit épris de tes charmes enchanteurs, et, bien qu’il n’existe dans ton esprit aucun souci pour personne, il n’y a personne qui ne soit préoccupé de toi[1].

37

Tant que je ne suis pas ivre, mon bonheur est incomplet. Quand je suis pris de vin, l’ignorance remplace ma raison. Il existe un état intermédiaire entre l’ivresse et la saine raison. Oh ! qu’avec bonheur je me constitue l’esclave de cet état, car là est la vie[2] !

38

Qui croira jamais que celui qui a confectionné la coupe[3] puisse songer à la détruire ? Toutes ces belles têtes, tous ces beaux bras, toutes ces mains charmantes, par quel amour ont-ils été créés, et par quelle haine sont-ils détruits ?

39

C’est l’effet de ton ivresse[4] qui te fait craindre la mort et abhorrer le néant, car il est évident que de ce néant germera une branche de l’immortalité. Depuis que mon âme est ravivée par le souffle de Jésus, la mort éternelle a fui loin de moi[5].

  1. Ce quatrain est essentiellement mystique. Les regards des humains sont dirigés vers les célestes régions pour rendre hommage au Tout-Puissant, qui considère avec la même indifférence toutes les créatures mises au monde par sa volonté.
  2. Il paraît bizarre que Khèyam préfère ici la demi-ivresse, après avoir convié ses disciples à se livrer à l’ivresse (de l’amour divin) sans réserve aucune.
  3. Peut-être le mot inventé serait-il plus propre à la circonstance, mais le poëte a préféré employer le mot confectionné comme directement opposé au mot détruits, qui se trouve à la fin du quatrain. Cette figure est une allusion à l’inconséquence de la formation des créatures par la puissance divine et de leur destruction subséquente par cette même puissance.
  4. Ici le mot ivresse ne peut être pris que dans le sens de vertige, d’aberration ou d’ignorance que le poëte applique aux profanes, qui ne sauraient avoir, comme les soufis, une connaissance exacte de l’essence de la Divinité.
  5. Les musulmans, en général, admettent les miracles de Notre-Seigneur Jésus-Christ et lui reconnaissent le don de ressusciter les morts par son souffle bienfaisant ; mais ils le placent (comme importance selon Dieu), bien au-dessous de Mohammed. Nous avons déjà fait observer (quatrain 30, note 2) que les soufis, au contraire, le mettent sur le même rang que Dieu et le considèrent comme un soufi accompli, ayant atteint le degré de la suprême béatitude et ayant, par conséquent, le don d’opérer toutes sortes de miracles et surtout la faculté de ressusciter les morts, qui est pour eux un sujet perpétuel d’allusions.