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LES QUATRAINS DE KHÈYAM.


359

Pour toi, ce qu’il y a de mieux, c’est de fuir l’étude des sciences et la dévotion ; c’est de t’accrocher à la chevelure d’une ravissante amie ; c’est de verser dans la coupe le sang de la vigne avant que le temps ait versé le tien[1].


360

Ô ami ! sois en repos au milieu des vicissitudes humaines ; ne t’inquiète pas en vain de la marche du temps. Lorsque l’enveloppe de ton être sera mise en lambeaux, qu’importe que tu aies agi, que tu aies parlé, que tu te sois souillé[2] !


361

Ô toi qui n’as point fait le bien, mais qui as fait le mal, et qui ensuite as cherché un refuge auprès de la Divinité ! garde-toi de jamais t’appuyer sur le pardon, car celui qui n’a rien fait ne ressemble pas plus à celui qui a péché que celui qui a péché ne ressemble à celui qui n’a rien fait[3].

362

Ne mesure pas la longueur de la vie au delà de la soixantaine. Ne pose nulle part le pied sans être pris de vin. Tant que de ton crâne on n’aura pas fait une cruche, va toujours ton chemin sans déposer jamais la gourde de tes épaules, ni la coupe de ta main.

  1. Invitation maligne à l’adresse des moullahs.
  2. Allusion à la superstition des chiites (Khèyam était sunnite), qui prétendent qu’une goutte de vin, une goutte de sang répandue sur leurs vêtements, ou le contact imprévu d’un chien, d’un juif, d’un chrétien les rendraient [Texte en persan], impurs, au point de ne pouvoir faire leurs prières, à moins de changer d’hahit et de recommencer leurs ablutions. Il en est de même d’une tasse, d’un verre, d’un vase quelconque où un chrétien aurait bu, ou d’une assiette dans laquelle il aurait mangé. Ce vase, cette assiette doivent être purifiés en étant plongés trois fois dans l’eau. Les dévots poussent la superstition plus loin, et brisent le vase dont un juif ou un chrétien s’est servi. J’ai vu des moullahs se demander si le thé resté au fond de la théière, après qu’on en a versé dans une tasse où aurait bu un chrétien, est ou non entaché d’impureté. La conclusion a été celle-ci : Le thé resté au fond de la théière n’est point entaché d’impureté, si en versant le thé dans la tasse du chrétien, on a eu soin de ne point le verser d’un seul trait. Il est, au contraire, impur si on l’a versé trop vite. — Je dois cependant ajouter ici qu’aujourd’hui le monde officiel persan se montre plus civilisé envers les Européens. Il n’hésite pas à manger à la même table qu’eux, à fumer le même calian, quitte ensuite à se purifier lorsque le moment de la prière est venu.
  3. Ce quatrain est une ironie. Le poëte y rétorque les arguments des moullahs, qui, tout en professant la doctrine des récompenses et des peines futures, se reposent néanmoins sur le pardon de la Divinité pour les fautes qu’ils commettent. « Puisqu’il y a récompense pour les bonnes œuvres, disent les docteurs soufis, et punition pour les mauvaises, celui qui a commis des péchés ne saurait, en admettant même le pardon, être sur la même ligne que celui qui n’en a pas commis. » (Voyez quatrain 282, où le poëte s’écrie amèrement : « J’admets, ô Dieu ! que dans ta clémence tu me pardonnes mes péchés, mais la honte que j’éprouve de savoir que tu sais ce que j’ai fait me reste, et, dans ce cas, mon bonheur n’est pas complet. »)