Voici l’aurore, lève-toi, ô jeune homme imberbe, et remplis vite de ce vin en rubis la coupe de cristal, car (plus tard) tu pourras chercher longtemps, sans jamais le retrouver, ce moment d’existence qu’on nous prête dans ce monde de néant.
Une gorgée de vin est préférable à l’empire de Djèm[1] ; l’odeur de la coupe est préférable aux aliments de Marie[2]. Le soupir qui le matin s’échappe de la poitrine d’un homme pris de vin de la veille est préférable aux lamentations de Bou-Saïd et à celles d’Adhèm[3].
Ô mon cœur ! puisque le fond même des choses de ce monde n’est qu’une fiction, pourquoi t’aventurer ainsi dans un gouffre infini de chagrins ? Confie-toi au destin, supporte le mal, car ce que le pinceau a tracé ne sera pas effacé pour toi[4].
De tous ceux qui ont pris le long chemin[5], quel est celui qui en est revenu pour que je lui en demande des nouvelles ? Ô ami ! gardetoi de rien laisser en vue d’un espoir quelconque dans ce mesquin sérail, car, sache-le, tu n’y reviendras plus.
- ↑ Djèm, abréviation de Djèmchid. (Voyez n. 2, quat. 67, sur ce souverain de la Perse.)
- ↑ La vierge Marie, se voyant enceinte et voulant cacher sa grossesse, se retira, dit ia fable persane, dans un lieu écarté du côté de l’Orient, la figure couverte d’un voile, et décidée à se laisser mourir de faim. Les douleurs de l’enfantement la surprirent sous un palmier entièrement dépourvu de feuilles. L’ange Gabriel lui apparut et l’invita à ne point s’affliger et à se nourrir du fruit délicieux dont tout à coup cet arbre fut couvert. (Voyez le Koran, chapitre Marie, verset 16 et les suivants ; voyez aussi le chapitre La famille d’Amran, verset 32, où il est dit que Zacharie prit soin de la Vierge.) Toutes les fois qu’il allait la visiter dans son gîte retiré, il trouvait de la nourriture auprès d’elle. « D’où vous vient, lui demandait-il, cette nourriture ? — C’est un bienfait du ciel, répondait Marie. Il nourrit abondamment ceux qu’il veut. » C’est à ces aliments descendus du ciel et à ces fruits délicieux que le poëte fait allusion, et auxquels il préfère non-seulement une coupe de vin, mais même l’odeur seule de la coupe.
- ↑ Bou-Saïd et Adhèm, d’après la tradition vulgaire, étaient deux souverains de la Perse, qui, après avoir régné quelque temps à des époques différentes, et ayant été frappés de la vanité de ce monde, abandonnèrent la direction des affaires pour se livrer à la contemplation de la Divinité. Le premier consacra ses loisirs à composer des quatrains que quelques Persans préfèrent à ceux de Khèyam. Quant au second, les bis toriens racontent qu’un jour, étant sur son trône, il eut une vision. Il se leva aussitôt et disparut : on n’a jamais pu savoir ce qu’il est devenu.
- ↑ Voyez note 1, quatrain 12, sur la signification de ce pinceau.
- ↑ C’est-à-dire : ceux qui sont partis pour l’autre monde.