Page:Nicolaï - Mon premier crime, 1944.djvu/34

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 34 —

bord, M. Barbarous, s’approchait de lui et lui disait :

— Monsieur Bonifas, venez. On craint qu’un crime ait été commis à bord.

— Quoi ? interrogea-t-il en levant les yeux sur son interlocuteur qu’il apercevait, lui semblait-il, à travers un nuage.

— Un crime ! répéta le commissaire sans pitié pour le malheureux agent de la Sûreté. Il faudrait que vous vous en occupiez tout de suite.

— Tout de suite ? murmura Bonifas, effondré.

Ah ! peu lui importait à cette heure-là les crimes, les assassins, les enquêtes… Les criminels n’étaient-ce pas le vent, l’orage, les flots en furie ? Voilà des coupables, des vrais ! Impossibles à Châtier, hélas ! Et on venait lui parler d’un crime. À ce moment où il agonisait dans les affres du mal de mer…

— Malade ! aurait-il pu répondre comme le héros du Voyage en Chine.

Il aurait pu ajouter :

— Qu’on tue tous les passagers mais qu’on ne me fasse pas remuer. Oh non ! pas remuer !…

Le commissaire était un fin psychologue. Il naviguait sur la « ligne » depuis vingt ans. Il connaissait tous ceux qui effectuaient le voyage de France à Alger et vice-versa. Il savait quel policier remarquable était Bonifas et quel amour ce dernier avait pour son métier… Aussi n’insista-t-il pas. Il se contenta de dire :

— Dommage ! cher ami. Dommage… On confiera l’affaire à un autre…

L’agent de la Sûreté fit presqu’un bond, indigné :

— À un autre ?

— Hé oui ! Vous êtes malade. Vous n’êtes pas en état de faire une enquête. Vous n’avez donc pas toute la lucidité de votre jugement. Il y a justement à bord un policier d’Alger : Pierre Corlin. Il ne s’est pas très distingué jusqu’ici. Mais ce crime-là est un si beau crime que s’il découvre le coupable cela va le mettre en valeur. Donc n’en parlons plus. Sucez des citrons, Monsieur Bonifas ! Sucez des citrons. Conclut-il ironiquement…

Le détective avait sucé en vain en effet, une vingtaine de citrons dont les lamentables dépouilles étaient à ses pieds… La moquerie de M. Barbarous ne lui échappa pas… Les mots que celui-ci avait prononcés se heurtaient dans son esprit : un crime… pas toute la lucidité de votre jugement… Pierre Corlin… cela va le mettre en valeur… n’en parlons plus… sucez des citrons…

— Hé quoi ! se redressa-t-il. Sucez des citrons ! En voilà un conseil… Autant un emplâtre sur une jambe de bois… Et laissez-moi rire : Corlin ? un âne ! Il est autant fichu de faire une enquête que moi de traverser la Méditerranée à la nage… Hein ? Vous vous rendez compte ? Un crime… dites-vous ? Quel est ce crime ? Quelle est la victime ? Qui soupçonne-t-on ? Allons, parlez que diable ! (À Suivre).



Imp. Martin-Mamy, Crouan et Roques, Lille-Paris