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rappelais trop son passé. Plus tard, je sus par lui sa vie misérable. Bien qu’acquitté, il perdit sa clientèle et tomba de plus en plus bas dans l’échelle sociale.

Ma pension n’était plus payée, on me garda par charité dans l’institution où j’étais. Seulement, en retour, j’aidais aux soins du ménage et de la lingerie. J’étais, parmi les jeunes filles riches qui m’entouraient, une sorte de paria. Je me renfermai sur moi-même et devins une sorte d’animal peureux et timide. Le travail était ma seule distraction. Comme je pensais souvent à l’avenir — un avenir combien terne et triste, un avenir de solitude ! — je décidais d’apprendre un métier. Si je suivis les cours d’infirmière je crois que c’est plus par souvenir de mon père que par vocation vraie. Au fond de moi, il était mon unique amour. De rares fois, je recevais une carte de lui. Je la lisais et la relisais et je sentais plus profondément ce qu’avait de douloureux mon existence sans tendresse. Or, je venais d’avoir dix-huit ans, quand — c’était la première fois depuis mon arrivée au pensionnat ! — on me demanda au parloir. Dans l’homme déjà vieilli sous ses cheveux blancs, je reconnus tout de suite mon père. Je me jetais dans ses bras. Il ne parut pas surpris de mon émotion et de ma fougue. M’ayant examinée, il sourit :

— Te voilà une grande fille maintenant. Il est temps que je t’emmène.

— Avec toi, suffoquai-je.

— Bien sûr. Cependant, je dois t’avouer que je ne suis pas riche. Il faudra travailler.

— Je travaillerai… Je ferai ce que tu voudras.

— Je t’ai trouvé une situation de garde-malade auprès d’une de mes clientes. Tu n’auras pas grand-chose à faire. Et puis, je te guiderai.

— Tu seras là ?

— Oui. La personne en question habite un château non loin de Chartres. J’y passe presque tout mon temps. C’est là que tu vivras.

— Comme je suis heureuse, père !

C’était vrai. Il me semblait exister maintenant que je retrouvais un foyer, un appui, un être à aimer. Car le drame de mon adolescence était cela : n’avoir personne à chérir. Si l’on ne vit que pour soi, comment peut-on s’intéresser à sa propre existence !

J’eus tout de suite, vers mon père, un élan total, je lui donnai mon cœur. J’étais sa chose. Je voulais seulement lui obéir en tout et le rendre heureux.

Ma nouvelle vie commença donc. Le château, une vieille bâtisse du XIIIe siècle, était enfoui dans la verdure et caché du reste du monde. Madame de Mertfonds, la malade dont je devais m’occuper, était une très vieille dame qu’une maladie de cœur tenait alitée. Elle s’était entichée de mon père qui la soignait. Nous vivions presque entièrement avec elle. Mais, chaque semaine, son neveu, Robert Gardaire, venait la visiter.

Dès que je le vis, j’éprouvai pour lui une vive antipathie. Mes premiers sentiments me trompent rarement mais j’arrive à les oublier. Robert, qui était beaucoup plus âgé que moi, me fit aussitôt la cour. Ce mot est absurde appliqué à lui. Il ne me courtisait pas vraiment, mais il me harcelait de ses moqueries ou de ses attentions. Comme je l’avais ra-