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conspirèrent si bien contre sa tristesse, qu’elle céda malgré lui à leur aimable folie.

Cependant, au retour de ces soirées brillantes, je le surprenais souvent les yeux fixés sur le portrait de Lydie, et lui adressant les choses les plus tendres. Un jour qu’il en paraissait plus occupé que jamais, il me dit :

— Toi qui devines assez juste dis-moi comment tu supposes que tout cela se passe à Révanne depuis ce maudit retour et notre départ ? car, je le vois bien, ma mère n’ose m’écrire franchement sur ce sujet. Depuis que la poste s’insinue dans les secrets de famille, on ne s’écrit plus guère que pour se prouver qu’on existe. Lydie elle-même craint de m’adresser le moindre mot, et cependant je voudrais bien savoir ce qu’elle devient, et surtout ce qu’elle pense.

— Ah ! cela n’est pas difficile à imaginer ; mais je me garderai bien d’en dire un mot à monsieur.

— Eh ! pourquoi cela ?

— Parce qu’il m’arracherait les yeux, sans que je le rendisse plus clairvoyant : sur tout ce qui tient à l’amour on aime à se tromper ; et nous ne pardonnons pas au sot qui vient nous apprendre ce que notre raison nous dirait mieux que lui, si nous voulions l’écouter. D’ailleurs, monsieur sait aussi bien que moi ce qu’il me demande.

— Non, j’en doutais ; mais, d’après ce que tu me dis là, je vois bien que tu me crois entièrement sacrifié à ce mari.

— Non, pas entièrement, et je serais garant des larmes qu’on lui cache, et que votre souvenir fera longtemps couler ; mais quand on prend une fois le parti de la vertu, on veut jouir de tous les avantages qui y sont attachés ; et du moment où madame de Civray a consenti à vivre avec son mari, elle s’est juré probablement d’y bien vivre.

— Cette pensée m’indigne, et m’inspire malgré moi des idées de vengeance qui me porteraient à quelque folie, si je ne craignais d’affliger ma mère.

— Ah ! croyez-moi, monsieur, vengez-vous de ce mari-là sur un autre : la justice n’y perdra rien, et vous y gagnerez. Surtout ne vous livrez pas à des regrets inutiles, et ne vous indignez pas de voir une femme tendre et faible céder aux