Page:Nichault Les Malheurs d un amant heureux.djvu/57

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

certer, non par quelque preuve de ma pénétration qui rendait toute feinte inutile. Cependant je partis pour B*** sans laisser échapper un mot qui trahît ma pensée. Madame de Civray était encore au lit lorsque j’arrivai ; on me dit que, se trouvant indisposée, elle avait demandé à passer la journée dans son appartement. Présumant qu’elle reposait encore, je répondis que j’attendrais son réveil.

— Je ne crois pas qu’elle dorme, reprit madame Le Noir d’un ton mystérieux ; mais je vais m’informer si l’on peut vous recevoir. Madame d’Herbelin est en ce moment chez madame et je les crois occupées toutes deux à lire une lettre du chevalier de Civray, qui a été remise ici par un paysan de la Vendée, il n’y a qu’un instant ; peut-être madame y voudra-t-elle répondre sur-le champ : car, vous l’imaginez bien, ce plaisir-là passe avant tous les autres.

— Et quelquefois après, dis-je tout bas, en réfléchissant avec humeur à l’arrivée de cette maudite lettre.

— Voilà bien, pensai-je, encore un des coups de cette providence maritale qui ne manque jamais à venger l’injure lors même que la victime doit l’ignorer toujours ! Ce paysan avait bien besoin de braver tant de dangers pour venir apporter ce beau recueil de tendresses intempestives, car, dans mon impatience, je composais l’épitre du chevalier à ma guise, et l’accusais déjà de réunir tout ce qui pouvait empoisonner le bonheur de ces pauvres amants. Je calculais juste relativement à madame de Civray, et lorsqu’on vint m’avertir de passer dans sa chambre, je n’eus qu’à lever les yeux sur elle pour me convaincre du pénible état de son âme. Cependant, à travers les signes d’une douleur concentrée, je m’aperçus du plaisir que lui causait ma présence. C’était presque la sienne. Je venais de le voir : il m’avait sans doute remis quelque nouvelle assurance de son amour pour elle ; j’étais le premier à qui il eût parlé depuis que sa bouche avait prononcé les plus tendres serments. Enfin je brillais à ses yeux d’un reflet enchanteur ; et si j’étais poëte, ou même académicien, il ne tiendrait qu’à moi de me comparer en cette occasion à la lune réfléchissant les rayons du soleil ; mais, outre que ce serait calomnier mon visage, je n’ai pas l’ambition d’élever mon