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mais la délicatesse de Gustave s’y refusa ; il sentit qu’on ne doit jamais exposer la femme que l’on respecte, à rougir de son amour devant un tiers indifférent qui devient un juge en pareille circonstance. De plus, il exigea d’Alméric un profond secret, même avec Lydie, sur ce qui avait rapport à leurs sentiments. M. de Norvel espérait jouer un rôle plus actif dans cette aventure ; le refus de Gustave le blessa, et sa malice se promit d’en tirer une petite vengeance, en laissant croire à son ami que madame de Civray n’était pas à beaucoup près aussi triste que ses lettres voulaient bien le dire. Ce qui est (selon l’expression d’une femme d’esprit) la plus cruelle petite chose qu’on puisse faire à un amant absent. Gustave, déjà fort habile dans la tyrannie amoureuse, adressa plaintes, menaces, injures, à celle qu’il accusait d’oser se distraire un instant de son souvenir : et sans daigner s’informer de la réalité du crime, il me chargea de porter ce paquet d’injustices.

Je partis à cheval de grand matin, après m’être fait expliquer la route de traverse que je voulais prendre pour aller à B***. Il fallait traverser les bois ; je m’orientai mal, et ne trouvant pas le village qu’on m’avait désigné, je pris le parti de descendre à une petite porte que je vis ouverte : elle donnait dans un parc, où j’entrai avec l’intention de demander mon chemin à la première personne que je rencontrerais. À peine eus-je fait dix pas, qu’un cri de surprise vint frapper mon oreille ; je me retournai, et j’aperçus madame de Civray assise au bord d’un ruisseau, et dans l’attitude d’une femme que l’on arrache à la plus triste rêverie. Je souris, malgré moi, en pensant à l’à-propos de la lettre que j’allais lui donner. Elle me questionna, avant de l’ouvrir, sur la manière dont j’étais parvenu jusqu’à elle sans avoir été vu d’aucun des gens de la maison. Je lui racontai le hasard qui m’avait conduit ; elle en parut satisfaite, et me pria d’attendre sa réponse dans le bosquet où je l’avais trouvée. En effet elle revint bientôt ; mais son visage avait changé d’expression ; on n’y voyait plus l’empreinte de cette douce mélancolie appelée justement volupté du malheur. Son regard animé, ses traits altérés, tout en elle peignait la plus vive indignation ; et je