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me trompais que sur la parenté ; car leur attachement mutuel, si tendre, si protecteur d’une part, si dévoué, si respectueux de l’autre, autorisait une erreur qu’ils ont dû souvent partager.

Cependant le dîner s’avançait ; et, beaucoup de personnes parlant à la fois, j’avais peine à entendre ce que madame de Staël adressait de flatteur au général B…, à ce soldat heureux qui devait un jour lui rendre à dîner dans le palais des rois de Suède. Je maudissais les bavards qui couvraient de leurs phrases communes les expressions neuves que son esprit lui fournissait pour encourager, exalter les talents du poëte ou du jeune guerrier, du vieux philosophe ou du courageux publiciste dont les travaux devaient également servir la cause de la philosophie et de la liberté. Je regrettais surtout de ne pouvoir suivre la petite guerre qui se renouvelait sans cesse entre elle et un homme dont l’ironie piquante aurait pu servir de modèle à Voltaire lui-même. Le soin que prenait madame de Staël d’associer cet aimable moqueur aux conversations qui la captivaient le plus ; le regard qu’elle portait sur lui, après une saillie brillante, comme pour en chercher le succès dans son sourire ; enfin, l’application qu’elle mettait à le contredire sur chaque point : tout m’avait averti de son mérite ; car il fallait compter à la fois sur la supériorité d’esprit de M. B. C…, et sur la politesse de sa malice pour attaquer si vivement un tel adversaire. Mais madame de Staël ne pouvait s’en choisir que parmi les gens supérieurs. Eux seuls savaient exciter son génie ; et lorsque, soumis par son éloquence, ils s’avouaient vaincus, ils se consolaient de leur défaite en se vantant d’avoir fait briller tout l’éclat de ses armes.

Mais, en voyant l’air dédaigneux de M. B. C…, et son insensibilité apparente pour les traits mordants que lui lançait madame de Staël, je l’accusai intérieurement de ne point partager le culte qu’elle inspirait à tous. Abusé comme tant d’autres sur le caractère de cet homme qui a passé sa vie à railler les qualités qu’il possède, et les gens qu’il préfère, j’étais loin de soupçonner tout ce que son cœur recelait de sentiments profonds pour cette femme adorable : Hélas !