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qu’à lui-même, ajouta-t-elle en désignant notre Garrick ; je suis forcée de dire que, dans ce rôle, il a surpassé Talma, la perfection et l’imagination même. Son talent m’est apparu comme le génie de Shakspeare, mais sans ses inégalités, sans ses gestes familiers. Devenu tout à coup ce qu’il y a de plus noble sur la terre, cette profondeur de nature, ces questions sur notre destinée à tous, en présence de cette foule qui mourra, et qui semblait l’écouter comme l’oracle du sort ; cette apparition du spectre, plus terrible dans ses regards que sous la forme la plus redoutable ; cette mélancolie, cette voix, ces regards qui révèlent des sentiments ; un caractère au-dessus de toutes les proportions humaines ; enfin, cette poésie trafique était admirable, trois fois admirable ; et mon amitié pour lui n’entre pour rien dans l’émotion la plus profonde que les arts m’aient fait ressentir depuis que je vis[1].

Chacun applaudit à cet éloge que, depuis, tant de succès ont justifié, et que j’offre comme une preuve que l’enthousiasme du génie pour le talent est souvent une révélation de la postérité.

Ensuite on passa à la tragédie nouvelle que l’on répétait au théâtre de la République. Madame de Staël, qui en connaissait plusieurs scènes, en prédit le succès ; mais un critique, placé au bout de la table, s’évertuait à prouver que les Atrides étant passés de mode, le parterre s’endormirait avant le retour d’Agamemnon.

— Cassandre le réveillera, interrompit Ducis, importuné des prédictions sinistres de cet oracle de journal.

Et, dès lors, il s’entama une discussion très-vive, pendant laquelle je vis sourire un jeune homme de l’air le plus malin.

— Ah ! pensai-je, en voici un qui n’est pas des amis de l’auteur.

Quelques moments après, je fus bien étonné de découvrir que c’était l’auteur lui-même. Une gaieté de bon goût, des reparties malignes, des mots heureux, me l’avaient déjà fait distinguer ; et le ton paternel que Ducis prenait en lui parlant m’avait fait présumer qu’il était son fils. En cela, je ne

  1. Extrait d’une lettre de madame la baronne de Staël.