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LIX


J’ai assisté à beaucoup de repas de corps ; mais aucun ne m’a offert un spectacle aussi imposant que celui de ce festin populaire. Cependant c’est le moins somptueux de tous ceux que j’ai vus. Représentez-vous un couvert de trois cents personnes dans une grande salle de cabaret. Un fauteuil placé au milieu de la table, et au-dessus duquel était suspendue par des rubans tricolores une couronne de lauriers ; ce fauteuil était occupé par un vieillard de soixante-quinze ans, vêtu d’un habit de gros drap couleur marron, qui, depuis vingt hivers, n’avait pris l’air que les dimanches ; et cet homme vénérable recevait en pleurant les hommages rendus par ses concitoyens au père d’un héros. De quel air fier il écoutait les refrains qui célébraient la valeur du vainqueur d’Arcole ; et que j’aimais à le voir trinquer d’une main tremblante avec les nobles compagnons de son fils ! j’en conviens, la table n’était couverte que de mets grossiers, le plus mauvais vin se versait à la ronde ; mais l’ivresse de la gloire animait les convives. Chacun se félicitait de voir ainsi la pauvreté honorée, et ce vieux père, couronné des lauriers de son fils, était pour tous un garant de la reconnaissance publique.

J’assistai quelques jours après à un dîner d’un autre genre, mais non moins amusant pour moi. C’était chez madame de Staël, chez cette femme incomparable qui, par son brillant génie, devint bientôt l’honneur de son sexe, de son pays et de son siècle. Elle revenait de son premier exil, et ne prévoyait pas alors que le héros libérateur de la France renouvellerait contre elle l’arrêt de la Convention nationale. Elle ne voyait en lui que le favori de la victoire, le soutien de la liberté ; et son imagination généreuse le parait de toutes les vertus des César et des Caton. Déjà célèbre par le piquant de son esprit et la profondeur de ses pensées, tous les gens distingués de cette époque s’honoraient d’être admis chez elle. Quelles que fussent ses opinions politiques, un homme de mérite était