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Avec quelle émotion je questionnai la vieille femme qui filait sa quenouille, assise sur les marches de la terrasse qui sépare la cour du verger ! Combien je me réjouis, en apprenant qu’elle était née dans une de ces cabanes que j’apercevais auprès de la fontaine ; qu’elle avait connu madame de Warens ; qu’elle avait été guérie par les soins de cette bonne dame des suites d’une chute fort dangereuse faite à quinze ans, un jour en gravissant les rochers de Chanaz ; qu’elle se rappelait fort bien ce jeune monsieur Rousseau, qui se promenait toujours seul, et restait quelquefois des heures entières à rêver, assis au pied d’un arbre ! Avec quelle avidité je recueillais les mots à peine articulés qui sortaient de la bouche de cette vieille grand’mère. En ce moment, la plus jolie femme du monde n’aurait pu m’enlever au charme d’un semblable entretien ; et, lorsque la bonne Marion voulut bien m’accorder la préférence sur sa béquille, je me sentis tout fier de donner le bras à une personne qui avait parlé à Jean-Jacques.

— Cours avertir Gothon de la visite d’un étranger, dit-elle à sa petite-fille. Dis-lui d’apporter les clefs de la maison. C’est la servante de M. l’abbé, ajouta-t-elle en s’adressant à moi. Il est maintenant à la ville ; et vous pourrez voir la maison tout à votre aise.

Pendant que mademoiselle Gothon cherchait les clefs dans sa cuisine, je lus cette inscription sur la porte du vestibule :

Réduit par Jean Jacque habité,
Tu me rappelles son génie,
Sa solitude, sa fierté,
Et ses malheurs, et sa folie.
À la gloire, à la vérité,
Il osa consacrer sa vie,
Et fut toujours persécuté
Ou par lui-même, ou par l’envie[1].

Dès que la porte fut ouverte, la bonne Marion me dit en me montrant deux salles basses :


  1. Cette inscription a été placée par Hérault de Séchelles, lorsqu’il
    était commissaire de la Convention.