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me dit vivement une petite fille couverte de haillons, et les pieds nus ; je vais vous y conduire.

— Non, c’est moi ! c’est moi ! s’écrie un petit polisson en frappant la pauvre enfant, et en la repoussant en arrière.

— Non, ce ne sera pas toi, lui dis-je ; tu es trop brutal.

Et j’appelai la jeune fille, qui pleurait en frottant son bras encore tout rouge du coup qu’elle venait de recevoir. L’honneur d’être choisie pour me conduire, et de se voir ainsi vengée de son ennemi, lui fit oublier sa souffrance. Elle s’élança comme une biche sur le chemin rapide pratiqué dans le roc, et, malgré les cailloux qui déchiraient ses pieds, elle se mit à sauter gaiement, en me faisant signe de la suivre.

À peine avions-nous fait quelques pas entre deux coteaux assez élevés, que je reconnus « le petit vallon, la rigole qui coule entre des cailloux et des arbres, et ces maisons éparses, fort agréables pour quiconque aime un asile un peu sauvage et retiré[1]. » Les noyers, les châtaigniers qui bordent le chemin étaient dépouillés par l’hiver : je rêvai leur feuillage, je le peuplai de rossignols, je semai l’herbe de mille fleurs, sans oublier la pervenche consacrée ; enfin, grâce à mon imagination, et surtout à la description que J.-J. Rousseau fait de ces lieux charmants, je jouis alors de toute l’illusion du printemps.

D’abord, je passai près d’un assez grand parc dominé par un petit château, que l’on me dit être celui des Charmettes. C’était là qu’habitait M. de Crouzié, l’ami de Jean-Jacques, à qui celui-ci entreprit d’enseigner la musique, un peu avant de la savoir lui-même.

En me voyant considérer cette habitation où Rousseau avait puisé, dans la bibliothèque d’un ami, le goût des lettres, et les moyens de se former un style inimitable, mon jeune guide me dit :

— Ce n’est pas là, monsieur ; il nous faut monter tout en haut. Voyez-vous cette maison avec des volets verts.

— À qui appartient-elle aujourd’hui ? demandai-je.

— Au chanoine V***.

  1. J.-J. Rousseau, Confessions.