Page:Nichault Les Malheurs d un amant heureux.djvu/253

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les gens aimants sont d’ordinaire très-susceptibles. Depuis le jour où mon maître m’avait traité avec tant de dureté, je ne lui avais pas adressé une fois la parole. Exact dans mon service, j’en avais supprimé toutes les prévenances qui lui prouvaient habituellement mon zèle, et chacune de mes actions trahissait ma rancune. Gustave s’en aperçut bientôt, et s’efforça de me ramener par ses manières cordiales ; mais j’avais l’âme blessée, et je tins ferme contre tous ses bons procédés. Il avait acheté la veille d’un de ses chasseurs un superbe manteau pris sur un colonel ennemi. J’avais admiré ce manteau ; Gustave m’en fit présent. Je le reçus avec respect, et me retirai sans proférer un mot. Une heure après, le manteau était sur les épaules de Germain. L’air que prit Gustave en apercevant son palefrenier, ainsi paré de mes dons, m’apprit que j’étais vengé ; et ce qu’il me dit le lendemain punit cruellement mon cœur de cet accès de fierté.

— On se flatte toujours, me dit-il ; je croyais être connu de toi ; je croyais pouvoir te montrer mes défauts sans rien perdre de ton attachement ; je me suis trompé : qu’as-tu pensé lorsque je t’ai renvoyé l’autre jour ?

— J’ai pensé qu’il fallait que monsieur fût bien mécontent de lui pour me traiter ainsi.

— Quand on a le talent de deviner si juste, comment n’a-t-on pas d’indulgence pour des torts qui rendent si malheureux ? Quoi ! c’est parce que je rougis devant toi du désordre de mon esprit, et voudrais nous cacher à tous deux ma faiblesse : c’est parce que la jalousie vient me révéler l’affreux sentiment qui m’a déjà coûté tant de larmes ; enfin, c’est parce que je me blâme, et que je me désespère, que tu me condamnes et m’abandonnes ! Je t’ai vu souvent plus généreux.

— Arrêtez, lui dis-je, où vous deviendriez aussi coupable que moi : mais non ; vous savez que l’amour n’a pas seul le droit d’être injuste, et que tous les sentiments exclusifs sont exigeants. Ce n’est pas ma faute si j’aime mon maître mieux que beaucoup de gens n’aiment leur maîtresse, et si l’idée de lui être importun me fait passer trois jours sans manger ni dormir ; mais, puisque j’ai fait de l’amitié qu’il m’a permise le premier sentiment de ma vie, il doit excuser ma susceptibilité,