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apprivoiser au point de suivre les assiégeants dans la plupart de leurs expéditions. Bernard, qui était toujours des plus aventurés, m’y associait quelquefois. Un jour que je l’avais suivi à San Giorgio, où plusieurs de nos soldats avaient pris poste dans un couvent abandonné et fort exposé à la mitraille des deux armées, nous nous amusions à visiter cette demeure, et à deviner, à l’arrangement de chaque cellule, l’âge et le caractère de la nonne qui l’avait désertée, quand tout à coup des cris de désespoir vinrent frapper nos oreilles. Ne doutant pas qu’une de ces pauvres femmes, restée peut-être pour la garde de cette maison, ne fut tombée entre les mains de nos soldats, nous volons pour la secourir ; mais, en arrivant dans la basse-cour, nous trouvons tout le poste occupé à enfoncer la porte d’une espèce de cave d’où partaient ces cris, et nous voyons une jeune personne assise sur une mauvaise chaise, les mains garrottées par des chaînes de fer. L’infortunée demandait la vie : on la délivre, on la rassure, et l’on apprend qu’elle est depuis quatre ans dans cet état, pour avoir voulu s’échapper et se soustraire à des vœux qu’un sentiment d’amour avait rendus sacriléges. C’était un spectacle curieux que de voir une femme à peine âgée de vingt-deux ans, belle, mais flétrie par la douleur, ses vêtements en désordre, son sein inondé de larmes, ses bras meurtris par le poids de ses chaînes ; de voir cette femme si jeune entourée de soldats qui, tous émus de pitié, contemplaient avec respect la victime que la plus horrible tyrannie mettait en leur puissance. Ils étaient jeunes, guerriers, Français et vainqueurs, et aucun d’eux n’eut la coupable pensée d’outrager cette belle victime par un seul mot flatteur. Tous jurèrent de la protéger contre le malheur, et, s’il le fallait, contre eux-mêmes. Ensuite un des grenadiers, se retirant dans un coin de la chambre basse, ôte son bonnet, appelle par son nom chacun de ses camarades ; et le bruit des pièces d’argent qui tombent dans le vieux casque nous apprend que la charité est aussi la vertu des enfants de la gloire. Bientôt ce tronc est déposé entre les mains de Bernard : c’est lui qui est chargé de trouver un asile à cette jeune femme, et de pourvoir à ses besoins. Mais elle, qui frémit à chaque instant de voir revenir ses tyran, des-