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S’il est une chose au monde faite pour tourner la tête du héros le plus sage, c’est bien certainement l’accueil que reçut Bonaparte en entrant dans cette vaste salle, et je crois qu’il a souvent fait la différence de l’enthousiasme véritable qui éclata alors avec celui qu’on lui a depuis si souvent arrangé. C’étaient les acclamations d’une armée reconnaissante, d’un peuple qui croyait voir en lui le fondateur de sa liberté, enfin, c’était cette exaltation que produit seule la présence d’un protecteur et d’un héros. J’en étais, pour ma part, aussi enivré que tous les autres, et dès que les transports du public se calmaient, je m’amusais d’un mot à les ranimer. Au milieu de ce vacarme, les acteurs ne pouvaient se faire entendre. Mais la fameuse B… parut, et Bonaparte ayant témoigné, par un signe à Berthier, qu’il désirait écouter cette cantatrice, il se fit un profond silence.

Cette signora B… avait une voix divine, des yeux vifs, et la taille élancée. Un soldat français, placé près de nous, en devint subitement amoureux, et dit à Bernard :

— Morbleu ! voilà une femme qui me conviendrait bien.

— Mais, toi, lui conviendrais-tu ?

— Pourquoi pas ?

— Tu crois donc qu’il ne faut être que brave et beau garçon pour plaire à cette dame ?

— Il faut avoir encore, avec cela, cent ducats à lui donner, nous dit tout bas un Italien. Si vous les avez, je vous promets de vous faire souper ce soir même avec elle.

— Vraiment ? répliqua le soldat d’un air joyeux. Eh bien, c’est une affaire conclue.

— Es-tu fou ? dit Bernard.

— Non. J’aime les grands talents ; et j’en veux voir un de près dans ma vie.

— Mais avec quoi le paieras-tu ? pauvre diable !

— Avec mon colonel autrichien.

— Quoi ! celui que tu as si bien dépouillé sur le champ de bataille ?

— Eh oui ! donc. Il avait tout justement cent ducats dans sa poche ; je veux qu’ils me portent plus de bonheur qu’à lui.