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fit entendre avec toute la modestie d’un sot, que plusieurs de ses voisins, s’intéressant beaucoup à ce qu’il appelait son commerce, l’avaient considérablement augmenté, et qu’il pouvait se vanter de chausser tous les châteaux de son arrondissement. Ne doutant pas que le récit de ses succès en tous genres ne lui eût acquis la bienveillance de ces dames, il se permit de petites plaisanteries sur le plaisir qu’on pouvait trouver à mesurer un joli petit pied de femme ; et passant de ce sujet à plusieurs autres, il dit tant d’impertinences, que la pruderie de la marchande et la pudeur de la jeune femme en furent également blessées. Touché du supplice qu’éprouvait cette dernière, j’imposai silence au municipal grivois. Il s’en fâcha ; mais l’officier, s’étant mis de mon parti, il consentit à changer de conversation, à condition pourtant qu’il obtiendrait son pardon de cette jolie petite mère qui paraissait si courroucée. En disant ces mots, il s’emparait de sa main, et se disposait à l’embrasser, lorsque tirant ce butor par le collet de sa carmagnole, je le fis retomber à sa place d’une manière si brusque, que la voiture en retentit. Fort heureusement pour lui et peut-être pour moi, il prit très-bien ce badinage, et me dit : Que ne parliez-vous, citoyen ? est-ce que je pouvais deviner qu’on vous taquinait en embrassant la citoyenne ? Alors il nous fallut supporter une autre espèce de gaieté toute aussi désagréable en ce qu’elle portait sur l’intimité qu’il supposait exister entre la jeune femme et moi. Rien n’annonçait que cela fût impossible, et cependant ses manières, même celles de me témoigner sa reconnaissance pour mes procédés honnêtes, me recommandaient cette sorte de respect qui interdit toute familiarité. Je devinai qu’elle voyageait pour la première fois seule, et dans une voiture publique, aussi m’empressai-je de lui rendre tous les soins d’un vrai serviteur, en dépit des propos goguenards du cordonnier jaloux.

C’est ainsi que nous arrivâmes à Rennes, où une calèche élégante attendait notre jolie compagne de voyage ; j’eus l’honneur d’y transporter ses cartons, et de lui donner la main pour y monter. « Je ne vous fais pas d’adieux, me dit-elle en partant, j’espère avoir bientôt une autre occasion de vous re-