s’était tout doucement emparé de l’administration de ses biens ; et, sans oser prendre le titre d’intendant-régisseur, il en exerçait déjà la charge avec toutes ses prérogatives. Après m’avoir fait le détail de ce qu’elle lui rapportait, il me dit :
— Eh bien, crois-tu toujours, cher Victor, que l’existence d’un misérable employé soit préférable à la mienne ?
— Non, certes, lui répondis-je ; mais…
Ici je m’arrêtai tout court, ne sachant comment m’y prendre pour lui rappeler le préjugé attaché à son nouvel état. Il avait prévu mon objection ; et il la combattit par cent exemples de serviteurs parvenus aux emplois les plus honorables, et m’assura qu’une fois en faveur qui que ce soit n’avait l’audace de leur parler du point d’où ils étaient partis. De plus, il me persuada que la Révolution, en détruisant beaucoup d’abus, n’ayant point épargné cet ancien préjugé, et m’en donna, pour preuve, ce nom d’officieux qu’on avait substitué à celui de domestique, comme plus convenable au titre de citoyen dont on leur accordait les droits. Enfin son éloquence obtint tant de succès qu’avant de nous quitter je lui promis d’accepter la place de valet de chambre ou d’officieux, auprès du jeune marquis de Révanne, si, comme il m’en répondait, cette place réunissait tous les avantages de la sienne. Huit jours après cet entretien, je reçus une belle lettre de la citoyenne Révanne, qui m’invitait à me rendre au village qu’elle habitait pour y commencer mon service, en ajoutant que la recommandation de madame Dubreuil, son ancienne femme de charge, suffisait pour m’assurer la bienveillance des maîtres de la maison.
À la lecture de cette lettre mon père eut un accès de colère digne d’un gentilhomme ; j’en fus effrayé au point de vouloir écrire à Philippe pour me désister, mais ma mère, qui voyait dans mon projet une augmentation de revenus pour son ménage, me demanda vingt-quatre heures pour ramener son mari à des idées moins fières. En effet je reçus le lendemain la permission de partir pour Révanne, à condition de ne point aller faire mes adieux à mon père, qui serait censé ignorer le parti que j’allais prendre ; il m’était défendu, en outre, de jamais lui en parler, même lorsque je lui ferais passer le