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choisi le célèbre Méhul pour confident de ses rêveries mélancoliques. L’esprit cultivé, le noble caractère et le sombre génie de l’auteur de Stratonice flattaient ses goûts en forçant son estime. Il ressentait pour lui cette crainte et ce respect qu’inspire la vérité ; aussi resta-t-il son ami tant qu’on put la lui dire.

Dans ce monde frivole, où l’on ne s’aperçoit que de ce qui blesse, et où les mauvaises actions trouvent souvent plus d’admirateurs que les bonnes, à peine a-t-on cité la conduite de ces hommes distingués qui, séduits par le mérite et la gloire, cessèrent d’approcher le héros dès qu’il fallut encenser le despote. Méhul fut de ce petit nombre, et chacun sait qu’il eut autant que Ducis (et quelques autres que je n’ose nommer) les honneurs de la retraite ; car il fut regretté de celui qui ne demandait qu’un signe d’approbation pour prix des plus grands bienfaits. Mais il fallait opter entre l’estime et la faveur, et Méhul ne balança point. J’ai cru devoir rapporter ce fait, qui suffirait pour illustrer sa vie, en cet instant même où la mort le livre à la postérité ; peut-être dira-t-elle un jour, comme nous, en parlant de ce grand maître dont la philosophie égalait le talent : Honneur à celui qui fut l’ami du général sans devenir le courtisan du prince !



XXII


C’était le temps de ces brillants, concerts de Feydeau, où les jolies femmes de Paris venaient montrer l’élégance de leur nouveau costume à une foule d’amateurs, attirés par le double attrait d’une belle réunion et d’une musique ravissante. J’entendais nos oracles du goût vanter chaque jour le talent de Garat ; et, désirant juger par moi-même des miracles de cet Orphée moderne, je profitai d’un soir où j’étais libre pour aller l’entendre. Paré de mon plus bel habit, il me vint à l’idée de réparer momentanément envers moi l’injustice de la fortune, et je me plaçai sans façon au même rang que ceux qu’elle favorise. Cet honneur ne me coûta que l’échange d’un assignat contre un autre, et certes pour ce que ce papier de-