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pute. Le général seul fut instruit de l’affaire qui en devait résulter ; mais mademoiselle Albertine, que l’aspect des gendarmes avait fait quitter la table bien avant l’altercation survenue entre Gustave et M. Dolivar, l’ignorait complétement ; et rien ne saurait peindre la surprise qu’elle montra, lorsque ce dernier lui dit :

— Qu’une affaire importante l’obligeant à partir le lendemain de grand matin pour la campagne, il ne pourrait la reconduire lui-même, mais qu’il allait lui envoyer sa voiture.

En finissant ces mots, il était sorti sans s’apercevoir du sourire malin qui trahissait le plaisir de Gustave.

Il faut avoir vingt ans, être amoureux et Français, pour sentir le prix d’un tour de cette espèce. Imaginer de se couper la gorge à sept heures du matin avec un homme que l’importance de ce rendez-vous doit naturellement faire renoncer à tout autre, profiter de la privation qu’il s’impose, lui souffler sa maîtresse en attendant le moment de lui disputer sa vie, voilà de ces voluptés inconnues des sages, et chantées par Tibulle dans ces vers élégamment traduits.

      Peu d’amants sont admis aux secrets de Vénus :
      Mais ceux qu’un lâche effroi n’a jamais retenus,
      Qui bravent et la mort et le fer homicide,
      Voilà ceux que défend son immortelle égide.

Mademoiselle Albertine, esclave de sa parole, se résigna de très-bonne grâce à la tenir ; mais ses plus doux moyens de séduction ne purent lui faire obtenir le secret de Gustave. Elle se perdait en conjectures pour deviner le motif des excuses de M. Dolivar ; il fallait à son avis que la cause fût grave, car c’était la première fois qu’il se dispensait d’un tel rendez-vous. À toutes ces suppositions, Gustave répondait par quelques folies.

— Pourquoi tant vous inquiéter, disait-il, eh bien, M. Dolivar est malade.

— Non, ce n’est pas cette raison, reprenait Albertine, puisqu’il part pour la campagne.