Page:Nichault Les Malheurs d un amant heureux.djvu/10

Cette page a été validée par deux contributeurs.

réservant, comme de raison, le droit de parler, tant qu’il me plaira, de son confident.

« Il n’y a de parfaits que les gens qu’on ne connaît pas, » disait la marquise de Boufflers. À ce compte, nous gagnerions tous à garder l’incognito avec le public, et moi plus qu’un autre ; mais il est des occasions où il faut savoir se sacrifier : ainsi donc j’avouerai franchement que, né d’un père dont le despotisme pédant avait l’honneur de commander à une centaine d’écoliers tant bourgeois que gentilshommes, j’ai humblement préféré la fatigue de servir un jeune maître à l’ennui d’être le sien. Cependant j’avais acquis le talent qui fait un écrivain sublime, pas précisément un Bossuet, un Buffon, un Rousseau ; mais j’avais ce qu’on appelle dans les bureaux une main admirable, et lorsqu’au jour de l’an je présentais à ma mère une belle écriture coulée, paraphée d’un oiseau dont la queue artistement prolongée encadrait mon chef-d’œuvre d’un dessin arabesque, cette mère sensible arrosait mon papier de ses larmes de joie, et me disait :

— Continue mon enfant, et tu seras la gloire de ta famille.

Cette noble prédiction se serait peut-être accomplie sans la révolution française, qui a dérangé et arrangé tant de choses. À peine la bastille fut-elle prise, que mon père vit sa pension déserte ; les professeurs, presque tous abbés, s’enfuirent dans leur province pour s’y cacher, ou s’y marier ; les parents titrés emmenèrent les rejetons de leur antique race pour leur faire partager les honneurs de l’émigration ; et les bourgeois de Paris, se réjouissant d’avance des bienfaits de l’égalité, retirèrent leurs enfants du collége pour les empêcher d’en savoir plus qu’eux.

Dans cette extrémité, mon père resta le créancier d’un grand nombre de débiteurs absents, et le débiteur de tous les marchands de son quartier. Ne pouvant les payer, il mit un beau matin la clef sous la porte, et laissant à la rapacité des huissiers la satisfaction de saisir les tables, banquettes, pupîtres, férules, cornets de plomb, enfin tous les ornements d’une classe, il vint se réfugier dans le faubourg du Roule, espérant bien n’y jamais être reconnu par un habitant du faubourg Saint-Marceau. C’est là qu’entre l’étude et la misère,