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barras par des questions frivoles, qu’elle lui aurait donné tout ce qu’elle aurait voulu.

On se mit à table. Chacun, préoccupé de soi, ne s’aperçut point de l’expression singulière qui animait le visage de madame de Lorency. C’était un mélange de désespoir et de joie, qui donnait à ses regards quelque chose de tendre et d’égaré. Adhémar seul cherchait l’explication de ce mystère, et croyait le trouver dans l’émotion qu’il éprouvait lui-même. Cette femme, qu’il avait épousée avec indifférence, lui apparaissait aujourd’hui sous un tout autre aspect. À cette beauté froide, qu’il admirait à peine, avait succédé le charme d’une mélancolie profonde ; la sotte importance de la jeune pensionnaire avait fait place au maintien noble et modeste d’une personne distinguée ; et celle qu’il soupçonnait de n’avoir point d’âme révélait à chaque instant la sienne par ses efforts à surmonter tous les mouvements d’une extrême sensibilité. À tant de séductions se joignait la plus grande de toutes, un secret.

C’est ce terrible secret qui rendait Ermance si intéressante, même aux yeux des gens qui enviaient le plus sa fortune et sa beauté. On devinait qu’à travers ce bonheur apparent il existait un mal inguérissable qui empoisonnait tous les moments d’une vie brillante ; et, sans connaître la cause de ce chagrin vengeur, l’envie s’en contentait, et la bonté de quelques ames d’élite en éprouvait une douce sympathie.

Si l’on pouvait noter en partition la conversation d’un dîner dont les mets délicats et les vins exquis animent la gaieté, et même les discussions sérieuses, ce serait un morceau d’ensemble digne d’être comparé aux chefs-d’œuvre de Rossini. Les solos éloquents, les traits gracieux, les imitations ingénieuses et le tutti bruyant, tout s’y trouve. Madame de Cernan, professeur dans l’art d’alimenter et (comme on le dirait aujourd’hui) d’activer la conversation, entama le sujet si fécond des caquets de la cour et de l’armée.

— Savez-vous bien, dit-elle à son neveu, que nous avons eu ici la peur que tout ne fût perdu ? Votre bataille d’Esling, malgré vos beaux bulletins, avait jeté l’alarme. Le discours du maréchal Lannes en mourant, ses imprécations contre