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la nature lui avait refusé tout moyen de réussir. Avec un génie observateur et malin, par cela même froid et sec, M. de L… s’était imaginé qu’il était appelé à concevoir et à écrire la tragédie. En vain ses meilleurs amis avaient-ils voulu le détourner de cette idée, ils n’avaient fait que redoubler son envie de leur prouver qu’il pouvait devenir le Corneille de la tragédie moderne, et un long ouvrage en cinq actes et en vers était né de ce défi. Déjà M. de L… avait proposé plusieurs fois à madame de Lorency de la lui lire devant quelques personnes chez elle ; mais Adhémar, qui connaissait le danger d’une telle proposition, l’avait engagée à l’éluder. Ses occupations, les bals, les concerts de Paris, son séjour à la campagne, lui avaient servi jusqu’alors de prétexte pour ajourner cette lecture ; mais l’événement qui la retenait chez elle parut très-propice à M. de L… pour renouveler son offre, et madame de Lorency, craignant de le désobliger, fixa au surlendemain la lecture redoutée. C’était justement le jour choisi pour la présentation de M. Jules de C…, et Ferdinand rit de bon cœur en pensant à la grimace que ferait le jeune étourdi en tombant au beau milieu d’une tragédie lue par l’auteur lui-même.

Il faut l’avoir éprouvé, sinon l’on n’aura jamais l’idée du supplice de la maîtresse de maison que la confidence littéraire d’un ami oblige à le faire applaudir de force ou de gré par ses auditeurs. D’abord les rassembler n’est pas chose facile : depuis le succès de la comédie de Molière, où le bel-esprit est si gaiement bafoué, la peur de tomber dans les extases de Philaminte ou les critiques de Trissotin, engage la plupart des gens capables de soutenir une lecture à s’en dispenser, et la crainte plus vive encore de ne pouvoir surmonter le sommeil ou les bâillements causés par un ouvrage ennuyeux, éloigne le plus grand nombre de personnes en état d’en juger. Reste donc ce fond de public insignifiant attaché à toutes les maisons, dont la moitié se compose de femmes qui saisissent toujours avec empressement l’occasion de mettre une toque et d’être là où plusieurs autres doivent se trouver, et la seconde moitié, d’hommes qui ne savent quel emploi faire de leur soirée. Ce