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surmonter des sentiments si pénibles, ne devaient pas se laisser abattre par de telles contrariétés.

J’étais le moins à plaindre de tous nos camarades. Je n’avais à redouter ni procès en séparation, ni duel, ni banqueroute ; mais je poussais la religion du bien-jouer à tel point que la crainte de manquer une seule fois de mémoire me mettait dans un état pitoyable. J’en rêvais la nuit ; il me semblait voir tout un public rire de ma sottise, et moi, immobile, cherchant en vain le mot qu’il fallait dire. Tous les accidents qui peuvent décontenancer un pauvre acteur se présentaient à mon idée ; je m’en sentais mourir de honte. C’était un supplice dont personne ne se doutait ; car ma fierté en gardait le secret, mais il était peut-être aussi cruel que les autres.

Malgré tous ces tourments, dissimulés avec un art parfait, le spectacle s’accomplit de la manière la plus satisfaisante ; pas un rôle forcé, pas une faute de tradition, enfin rien de ridicule.

Un souper splendide attendait les spectateurs et les acteurs : on accabla ceux-ci de compliments, de flatteries ; mais chacun d’eux, accablé sous le poids d’un malheur prochain, ne mangea point, et ne sourit à rien : moi-même, courba-