Page:Nichault - La Duchesse de Chateauroux.djvu/79

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Sa conversation charmante, instructive par le grand nombre d’hommes et de peuples qu’il a connus, est coupée, comme son style ; pleine de sel et de saillies, sans amertume et sans satire ; personne ne raconte plus vivement, avec plus de grâce et moins d’apprêt ; ses fréquentes distractions même ne le rendent que plus aimable ; il en sort toujours par quelque trait inattendu qui réveille la conversation languissante[1].

— On dit qu’il s’occupe d’un grand ouvrage sur les lois et la politique : cet ouvrage, ainsi que la plupart de ceux d’un mérite supérieur, ne pourra être imprimé que dans l’étranger, tant le cardinal a peur de voir paraître un livre utile sous son règne.

— Quelle sottise ! dit madame de la Tournelle ; il n’en paraîtra pas moins, et on le lira deux fois plus. C’est ainsi qu’on a doublé le succès des écrits de M. de Voltaire ; ils sont admirables sans doute ; mais que de gens ne penseraient pas à les lire, si l’on pouvait se les procurer facilement.

— Cette réflexion est fort juste, dit madame de Mirepoix, mais vous voudrez bien ne rien dire de semblable ce soir, car nous aurons madame du Châtelet, et vous savez si son admiration pour l’auteur de Zaïre est tolérante. C’est une maison singulière que la sienne, ou plutôt c’est un temple où tous les fanatismes sont admis, excepté celui de Dieu.

Mais ce sera donc une séance académique ? s’écria le duc de Gesvres avec tout le dédain d’un grand seigneur ; car je sais de bonne part que madame Geoffrin doit accompagner son ami Montesquieu ; elle prétend qu’on lui enlève ses bêtes[2], qu’on la réduit à courir après elles, et que là où ses bêtes vont se faire applaudir elle a droit de présence. C’est une bergère fort jalouse de son troupeau.

  1. Éloge de Montesquieu par d’Alembert.
  2. Femme d’un manufacturier de glaces. Elle profita de la fortune considérable de son mari et des avantages de son esprit, pour rassembler chez elle les personnes les plus distinguées de son temps. Elle avait rendu des services importants au comte Poniatowski, depuis roi de Pologne. Parvenu au trône, il l’appela à Varsovie, où il la combla d’honneurs, de soins et d’amitié.
    Thomas et Morellet ont fait l’éloge de cette femme célèbre. Les beaux esprits qui ne brillent que par des réminiscences, elle les nommait des bêtes frottées d’esprit ; elle finit par dire mes bêtes de tous les gens spirituels qui composaient sa société.