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TANTE GERTRUDE

ses chants joyeux… il voyait Gontran, déjà sérieux comme un homme, penché sur son pupitre, travaillant avec acharnement pour arriver un jour au but de ses rêves : entrer à l’école Polytechnique…

Et, imposant silence aux scrupules du comte de Ponthieu, aux révoltes de son âme délicate, froissée dans ses fibres les plus intimes, Jean Bernard, sans une faiblesse, envoya sa réponse :

« Accepte poste régisseur. Serai à Ailly après-demain soir. »

Une émotion qu’il ne voulait pas s’avouer à lui-même faisait aussi battre son cœur à la pensée : qu’il allait revoir la belle Paule Wanel… Il vivrait tout près d’elle, se trouverait sans doute souvent dans sa société. Qu’était-elle devenue ? Il n’avait plus entendu parler d’elle depuis deux ans. Était-elle encore dans le pays ? Elle était remariée, peut-être ?

Inconsciemment, cette dernière hypothèse lui fit mal… il s’en étonna ; que lui importait, après tout ? et que pouvait avoir de commun Jean Bernard, le régisseur, avec la richissime veuve de l’industriel ! Il ne se fit pas illusion ; il prévit bien des luttes, bien des humiliations dans sa nouvelle situation, auprès de cette vieille fille, originale et impérieuse… Mais il avait accepté le legs sacré, le seul que lui avait laissé sa mère, il avait juré ; il tiendrait son serment, coûte que coûte !

Ce fut rempli de ces intentions qu’il se présenta le surlendemain chez sa nouvelle maîtresse, pour prendre ses ordres.

Mlle Gertrude, avec le sans-gêne qui lui était habituel, dévisagea hardiment le jeune homme, qui s’inclinait devant elle avec le grand air dont il n’avait jamais pu se départir.

— Ah ! ah ! vous êtes exact, c’est bien, j’aime cela, grommela-t-elle, après une minute de silence. Vous ne manquerez pas d’ouvrage ici, je vous en préviens. Mon frère, qui n’a jamais su faire que des sottises, avait voulu en mourant en faire un dernière plus grosse que les autres : il avait laissé ses biens à deux étourneaux qui n’en ont pas voulu heureusement, et qui n’ont pas osé me