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TANTE GERTRUDE

lui-même, il ne désirait qu’une chose : arriver au moins à une situation indépendante qui lui permît de porter son nom et son titre. Il travaillait, on peut le dire, jour et nuit avec acharnement. Utilisant son talent de peintre, il était entré en relations avec une grande maison de Bruxelles, qui lui confiait l’exécution des miniatures dont elle avait les commandes ; Jean employait à ce surcroît de besogne tous les instants de loisirs que lui laissait son poste de régisseur.

— À quelle heure te couches-tu donc, Jean ? demandait un jour Madeleine ; je vois de la lumière dans ta chambre chaque fois que je m’éveille la nuit.

— Tu auras rêvé, petite sœur, répondit Jean, et tu auras pris la lune pour une grosse lampe.

— Non, non, je n’ai pas rêvé, protesta l’enfant ; d’ailleurs, Gontran l’a remarqué aussi.

— Cela devient sérieux, dit Jean en souriant ; est-ce que je serais somnambule ?

Chaque jour, le jeune homme prenait la charrette anglaise, mise à sa disposition, et allait jeter un coup d’œil partout. Tous les paysans, dans les champs, le saluaient d’un respectueux : « Bonjour, monsieur Bernard ! »

Tous éprouvaient une profonde sympathie pour le régisseur, dont la nature droite et loyale gagnait quiconque l’approchait. Il y avait dans l’extérieur de Jean, dans son regard un peu fier, dans ses manières réservées, quelque chose de distingué qui les frappait ; ils sentaient que le régisseur n’était pas un homme ordinaire, ils le respectaient et l’aimaient tout à la fois. Jamais de sa part une observation déplacée, un reproche immérité ; et lorsqu’on lui présentait une requête, on était sûr qu’il y ferait droit sur-le-champ, si la demande était justifiée. Mais, d’un autre côté, il se montrait impitoyable pour les maraudeurs, les braconniers, les voleurs de toute sorte dont il avait bien vite découvert les fraudes et les rapines.

— C’est un fameux lapin, not’ régisseur, disaient souvent les paysans ; il voit tout, il sait tout et il est partout ! C’est un gas qui s’y connaît et qui n’a pas froid aux yeux quand on lui manque !