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TANTE GERTRUDE

ses prunelles sombres brillaient d’un éclat farouche tandis que sa pensée volait vers celle qui dormait là-bas, et à qui il venait de faire le sacrifice de son bonheur… celle dont la vie lui était plus chère que la sienne et pour qui il saurait piétiner son propre cœur…

Sa résolution était prise : il irait trouver Mlle de Neufmoulins et lui avouerait ce qui s’était passé entre Paule et lui. Il la supplierait de rendre la jeune femme heureuse, d’avoir pour elle un peu de tendresse, d’affection, de l’aider à oublier ce Jean Bernard qu’elle avait été trop bonne d’aimer… Puis, il partirait… Il s’en irait bien loin, en pays étranger, chercher du pain pour ses deux enfants… Paule était jeune, elle se consolerait… elle oublierait et épouserait alors un homme de son rang qui la ferait riche et considérée partout… Jean Bernard ne pouvait pas être le mari de Mme Wanel, la nièce de sa maîtresse… Il n’avait que le droit de l’aimer tout bas, de loin, et sans que personne le sache jamais !

Lorsque le régisseur descendit de sa chambre le lendemain et que la vieille Zoé l’aperçut, elle s’arrêta, pétrifiée, tant elle le trouva changé.

— Vous êtes encore malade, m’sieu Bernard, bien sûr, vous ne devriez pas sortir.

— Non, je suis beaucoup mieux, Zoé, et l’air achèvera de me remettre.

— Mais n’allez-vous pas déjeuner ?

— Non, merci. Je ne rentrerai que pour midi.

La servante le regarda s’éloigner. Jean Bernard, d’allure si virile d’ordinaire, marchait la tête basse, le dos voûté, d’un pas presque chancelant.

— Pour sûr, il a quelque chose, murmura la femme, il a quasiment vieilli de dix ans depuis hier !