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le manuscrit à l’auteur. On voulait le contraindre à en composer un second ; Chateaubriand refusa. À partir de ce moment, le divorce entre le conquérant et le poëte fut irrémédiable.

Après ou avec M. de Chateaubriand, il faut nommer Delille dont la voix, toujours prête à parler quand il s’agissait d’honorer les adversités des Bourbons, gardait envers les prospérités du nouveau pouvoir un silence inflexible. Napoléon avait aussi inutilement tenté, dès le consulat, de rattacher à sa cause le caractère naturellement indépendant de Ducis. À cette époque, le vieux poëte tragique avait été invité à dîner à la Malmaison ; à la fin du repas, le premier consul s’empara de lui et l’emmena dans le parc. La conversation s’ouvrit ainsi[1] : « Comment êtes-vous venu ici, papa Ducis ? — Dans une bonne voiture de place, qui m’attend à votre porte, et me ramènera ce soir à la mienne. — Quoi ! en fiacre ! à votre âge, cela ne convient pas. – Général, je n’ai jamais eu d’autre voiture quand le trajet m’a paru trop long pour mes jambes. — Non, non, vous dis-je, cela ne se peut pas ; il faut qu’un homme de votre âge, de votre talent, ait une bonne voiture à lui, bien simple, bien commode. Laissez-moi faire, je veux arranger cela. — Général, reprit Ducis en apercevant une bande de canards sauvages, qui traversaient un nuage au-dessus

  1. C’est M. de Campenon, ami particutier de Ducis, qui a raconté cette anecdote.