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révolutionnaires, avaient satisfait ce besoin d’émotion que la nation française éprouve, dès qu’elle n’est plus sous l’influence d’un sentiment de lassitude invincible, qui ne dure jamais longtemps. Bonaparte se chargea de remplacer, à lui seul, la littérature, désormais sans intérêt, car il ne laissait la parole qu’à ceux qui étaient de son avis, et la tribune devenue muette. Non-seulement il entreprit de gouverner la France, mais il entreprit de l’intéresser, et ces deux choses se tiennent plus qu’on ne le croit communément, car les nations sont comme les hommes : elles ne vivent pas seulement de pain, et il n’y a rien de plus terrible qu’un peuple qui s’ennuie. Il déploya donc pour ce peuple les ressources d’un génie fécond en surprises. On se demanda, chaque matin, dans Athènes : « Que fait ou que fera Alexandre ? » Le mouvement de cette époque se personnifia en lui ; il fut le véritable poëte de ce temps-là. Ses Iliades se nommaient Marengo, Austerlitz, Friedland, Iéna, Tilsitt, Wagram ; et, obligé, comme les poëtes, de faire croître l’intérêt à mesure qu’il avançait dans la carrière, il conçut enfin le plan de la campagne de Russie, qui, dans sa pensée, devait être une prodigieuse épopée et qui, avortant par sa grandeur même, resta à l’état de roman. Ce perpétuel besoin de combattre et de vaincre n’était pas pour lui seulement une affaire de goût et de caractère, c’était un inconvénient de situation. Au fond, le gouvernement de la France était à ce prix. Il le comprenait si bien que, s’il faut en croire les traditions contem-