Page:Nerval - Voyage en Orient, II, Lévy, 1884.djvu/93

Cette page a été validée par deux contributeurs.
81
LES NUITS DU RAMAZAN.

Écoute : à deux milles d’ici, en remontant le Cédron, il y a un bloc de rocher carré de six cents coudées. Que l’on me donne cent mille praticiens armés du fer et du marteau ; dans le bloc énorme, je taillerais la tête monstrueuse d’un sphinx… qui sourit et fixe un regard implacable sur le ciel. Du haut des nuées, Jéhovah le verrait et pâlirait de stupeur… Voilà un monument. Cent mille années s’écouleraient, et les enfants des hommes diraient encore : « Un grand peuple a marqué là son passage. »

— Seigneur, se dit Benoni en frissonnant, de quelle race est descendu ce génie rebelle ?…

— Ces collines, qu’ils appellent des montagnes, me font pitié. Encore, si l’on travaillait à les échelonner les unes sur les autres, en taillant sur leurs angles des figures colossales,… cela pourrait valoir quelque chose. À la base, on creuserait une caverne assez vaste pour loger une légion de prêtres : ils y mettraient leur arche avec ses chérubins d’or et ses deux cailloux qu’ils appellent des tables, et Jérusalem aurait un temple ; mais nous allons loger Dieu comme un riche seraf (banquier) de Memphis…

— Ta pensée rêve toujours l’impossible.

— Nous sommes nés trop tard ; le monde est vieux, la vieillesse est débile ; tu as raison. Décadence et chute ! tu copies la nature avec froideur, tu t’occupes comme la ménagère qui tisse un voile de lin ; ton esprit hébété se fait tour à tour l’esclave d’une vache, d’un lion, d’un cheval, d’un tigre, et ton travail a pour but de rivaliser par l’imitation avec une génisse, une lionne, une tigresse, une cavale ;… ces bêtes font ce que tu exécutes, et plus encore, car elles transmettent la vie avec la forme. Enfant, l’art n’est point là : il consiste à créer. Quand tu dessines un de ces ornements qui serpentent le long des frises, te bornes-tu à copier les fleurs et les feuillages qui rampent sur le sol ? Non : tu inventes, tu laisses courir le stylet au caprice de l’imagination, entremêlant les fantaisies les plus bigarres. Eh bien, à côté de l’homme et des animaux existants,