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LES NUITS DU RAMAZAN.

Pour comprendre cette supposition héroïque qu’élève la délicatesse menacée de Caragueus, il faut savoir que les Turcs, bien que respectant la vie des chiens, et même les nourrissant au moyen de fondations pieuses, regardent comme une impureté de les toucher ou d’être touchés par eux.

— Comment cela est-il arrivé ? dit la dame.

— Le ciel m’a puni justement ; j’avais mangé des confitures de raisin pendant mon affreuse débauche de cette nuit ; et, quand je me suis réveillé là sur la voie publique, j’ai senti avec horreur qu’un chien me léchait le visage… Voilà la vérité ; qu’Allah me pardonne !

De toutes les suppositions qu’entasse Caragueus pour repousser les avances de la femme de son ami, celle-là paraît être la plus victorieuse.

— Pauvre homme ! dit-elle avec compassion ; personne, en effet, ne pourra te toucher avant que tu aies fait cinq ablutions d’un quart d’heure chacune, en récitant des versets du Coran. Va-t’en à la fontaine, et que je te retrouve ici quand je reviendrai du bain.

— Que les femmes de Stamboul sont hardies ! s’écrie Caragueus, resté seul. Sous ce féredjé qui cache leur figure, elles prennent plus d’audace pour insulter à la pudeur des honnêtes gens. Non, je ne me laisserai pas prendre à ces artifices, à cette voix mielleuse, à cet œil qui flamboie dans les ouvertures de son masque de gaze. Pourquoi la police ne force-t-elle pas ces effrontées de couvrir aussi leurs yeux ?

Il serait trop long de décrire les autres malheurs de Caragueus. Le comique de la scène consiste toujours dans cette situation de la garde d’une femme confiée à l’être qui semble la plus complète antithèse de ceux auxquels les Turcs accordent ordinairement leur confiance. La dame sort du bain, et retrouve de nouveau à son poste l’infortuné gardien de sa vertu, que divers contre-temps ont retenu à la même place. Mais elle n’a pu s’empêcher de parler aux autres femmes qui se trouvaient au bain avec elle de l’inconnu si beau et si bien