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lorely.

sède de fort belles moustaches grises, apporte, dit-on, tous les matins douze mille florins, qu’il perd ou quadruple dans la journée. Une sorte d’estafier le suit partout lorsqu’il change de table, et reste debout derrière lui, afin de surveiller ses voisins. À quiconque s’approche trop, ce commissaire adresse des observations : « Monsieur, vous gênez le prince ; monsieur, vous faites ombre sur le jeu du prince. » Le prince ne se détourne pas, ne bouge pas, ne voit personne. Ce serait bien lui qu’on pourrait frapper par derrière sans que son visage en sût rien. Seulement, l’estafier vous dirait du même ton glacé : « Votre pied vient de toucher le prince !… prenez-y garde, monsieur ! »

Le samedi, le jour du grand bal, une cloison divise la salle en deux parties inégales, dont la plus considérable est livrée aux danseurs. Les abonnés seuls sont reçus dans cette dernière. Vous ne pouvez vous faire une idée de la quantité de blanches épaules russes, allemandes et anglaises que j’ai vues dans cette soirée. Je doute qu’aucune ville soit mieux située que Bade pour cette exhibition de beautés européennes, où l’Angleterre et la Russie luttent d’éclat et de blancheur, tandis que les formes et l’animation appartiennent davantage à la France et à l’Allemagne. Là, Joconde trouverait de quoi soupirer sans courir le monde au hasard ; là, don Giovanni ferait sa liste en une heure, comme une carte de restaurant, quitte à séduire ensuite tout ce qu’il aurait inscrit. Seulement, il aurait à regretter l’Espagne avec son chiffre de mille être. L’Espagne n’est pas représentée dans ce congrès féminin ; et, pour tout dire, la femme brune, le tigre, l’Andalouse, n’y existe que pour mémoire. Dites à Théophile Gautier, qui, après notre voyage en Flandre, niait obstinément l’existence de la femme blonde, dites à ce feuilletoniste paradoxal que la femme blonde existe, que la femme blonde est trouvée ! Non ! ce n’était pas un rêve d’artiste et de poète ; non ! la chevelure blonde nuancée de reflets rougeâtres des beautés du xvie siècle ne s’est pas réfugiée et perdue aux toiles de Rubens et d’Albane, comme la