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DE PARIS À CYTHÈRE.

prendrai que les aimables aventures qui m’ont arrêté à Vienne beaucoup plus longtemps que je ne voulais y rester, m’ont fait manquer le dernier bateau à vapeur qui descend vers Belgrade et Semlin, où, d’ordinaire, on prend la poste turque. Les glaces sont arrivées, il n’a plus été possible de naviguer. Dans ma pensée, je comptais finir l’hiver à Vienne et ne repartir qu’au printemps… peut-être même jamais. Les dieux en ont décidé autrement.

Non, tu ne sauras rien encore. Il faut que j’aie mis l’étendue des mers entre moi et… un doux et triste souvenir. Sais-tu maintenant où je vais, sur ce beau paquebot du Lloyd autrichien ?

Je vais rêver à mes amours… dans l’île même de Cythére (Cérigo).

Nous descendons l’Adriatique par un temps épouvantable ; impossible de voir autre chose que les côtes brumeuses de l’Illyrie à notre gauche et les îles nombreuses de l’archipel dalmate. Le pays des Monténégrins ne dessine lui-même à l’horizon qu’une sombre silhouette, que nous avons aperçue en passant devant Raguse, ville tout italienne. Nous avons relâché plus tard à Corfou, pour prendre du charbon et pour recevoir quelques Égyptiens, commandés par un Turc qui se nomme Soliman-Aga. Ces braves gens se sont établis sur le pont, ou ils restent accroupis le jour et couchés la nuit, chacun sur son tapis. Le chef seul demeure avec nous, dans l’entre-pont, et prend ses repas à notre table. Il parle un peu l’italien et semble un assez joyeux compagnon.

La tempête a augmenté quand nous approchions de la Grèce. Le roulis était si violent pendant notre dîner, que la plupart des convives avaient peu à peu gagné leurs hamacs.

Dans ces circonstances, où, après maintes bravades, la table d’abord pleine se dégarnit insensiblement, aux grands éclats de rire de ceux qui résistent à l’effet du tangage, il s’établit entre ces derniers une sorte de fraternité maritime. Ce qui n’était pour tous qu’un repas devient pour ceux qui restent un