Page:Nerval - Voyage en Orient, II, Lévy, 1884.djvu/398

Cette page a été validée par deux contributeurs.
386
DE PARIS À CYTHÈRE.

très-peu de cas d’elles-mêmes et de leurs charmes ; car il est évident que cela est commun comme les belles fleurs, les beaux animaux, les beaux oiseaux, qui, en effet, sont très-communs si l’on a soin de les cultiver ou de les bien nourrir. Or, la fertilité du pays rend la vie si facile, si bonne, qu’il n’y a pas de femmes mal nourries, et qu’il ne s’y produit pas, par conséquent, de ces races affreuses qui composent nos artisanes ou nos femmes de la campagne. Tu ne t’imagines pas ce qu’il y a d’extraordinaire à rencontrer, à tout moment dans les rues, des filles éclatantes et d’une carnation merveilleuse qui s’étonnent même que vous les remarquiez.

Cette atmosphère de beauté, de grâce, d’amour, a quelque chose d’enivrant : on perd la tête, on soupire, on est amoureux fou, non d’une, mais de toutes ces femmes à la fois. L’odor di femina est partout dans l’air, et on l’aspire de loin comme don Juan. Quel malheur que nous ne soyons pas au printemps ! Il faut un paysage pour compléter de si belles impressions. Cependant, la saison n’est pas encore sans charmes. Ce matin, je suis entré dans le grand jardin impérial, au bout de la ville ; on n’y voyait personne. Les grandes allées se terminaient très-loin par des horizons gris et bleus charmants. Il y a au delà un grand parc montueux coupé d’étangs et pleins d’oiseaux. Les parterres étaient tellement gâtés par le mauvais temps, que les rosiers cassés laissaient traîner leurs fleurs dans la boue. Au delà, la vue donnait sur le Prater et sur le Danube ; c’était ravissant malgré le froid. Ah ! vois-tu, nous sommes encore jeunes, plus jeunes que nous ne le croyons. Mais Paris est une ville si laide et si peuplée de gens si sots, qu’elle fait désespérer de la création, des femmes et de la poésie…

Ce 7 décembre. — Je transcris ici cinq lignes sur un autre papier. Il s’est écoulé bien des jours depuis que les quatre pages qui précèdent ont été écrites. Tu as reçu des lettres de moi, tu as vu le côté riant de ma situation, et près d’un mois me sépare de ces premières impressions de mon séjour à Vienne. Pourtant il y a un lien très-immédiat entre ce que je vais te dire et ce