Page:Nerval - Voyage en Orient, II, Lévy, 1884.djvu/35

Cette page a été validée par deux contributeurs.
23
LES NUITS DU RAMAZAN.

— Que fîtes-vous, une fois à Constantinople ? repris-je après cet incident, voyant que le vieillard aimait à se représenter ces souvenirs de sa jeunesse.

— Constantinople, monsieur, était plus brillante qu’aujourd’hui ; le goût oriental dominait dans ses maisons et dans ses édifices, qu’on a toujours reconstruits à l’européenne depuis. Les mœurs y étaient sévères, mais la difficulté des intrigues en était le charme le plus puissant.

— Poursuivez ! lui dis-je vivement intéressé et voyant qu’il s’arrêtait encore.

— Je ne vous parlerai pas, monsieur, de quelques délicieuses relations que j’ai nouées avec des personnes d’un rang ordinaire. Le danger, dans ces sortes de commerces, n’existe au fond que pour la forme, à moins toutefois que l’on n’ait l’imprudence grave de rendre visite à une dame turque chez elle, ou d’y pénétrer furtivement. Je renonce à me vanter des aventures de ce genre que j’ai risquées. La dernière seule peut vous intéresser.

» Mes parents me voyaient avec peine éloigné d’eux ; leur persistance à me refuser les moyens de séjourner plus longtemps à Constantinople m’obligea à me placer dans une maison de commerce de Galata. Je tenais les écritures chez un riche joaillier arménien ; un jour, plusieurs femmes s’y présentèrent, suivies d’esclaves qui portaient la livrée du sultan.

» À cette époque, les dames du sérail jouissaient de la liberté de venir faire leurs emplettes chez les négociants des quartiers francs, parce que le danger de leur manquer de respect était si grand, que personne ne l’eût osé. De plus, dans ce temps-là, les chrétiens étaient à peine regardés comme des hommes… Lorsque l’ambassadeur français lui-même venait au sérail, on le faisait dîner à part, et le sultan disait plus tard à son premier vizir : « As-tu fait manger le chien ? — Oui, le chien a mangé, répondait le ministre. — Eh bien, qu’on le mette dehors ! » Ces mots étaient d’étiquette… Les interprètes traduisaient cela par un compliment à l’ambassadeur et tout était dit.