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VOYAGE EN ORIENT.

tèques vous assourdissent de leurs cris bizarres. Vous entendez des Grecs crier le raisin à déka paras (dix paras, un peu plus d’un sou) ; puis ce sont des pyramides d’épis de maïs bouillis dans une eau safranée. Entrons maintenant dans le cabaret : l’intérieur en est immense ; de hautes galeries à balustres de bois tourné régnent autour de la grande salle ; à droite se trouve le comptoir du tavernier, occupé sans relâche à verser les vins de Ténédos dans des verres blancs munis d’une anse, où perle la liqueur ambrée ; au fond sont les fourneaux du cuisinier, chargés d’une multitude de ragoûts. On s’assied pour dîner sur de petits tabourets, devant des tables rondes qui ne montent qu’à la hauteur du genou ; les simples buveurs s’établissent plus près de la porte ou sur les bancs qui entourent la salle. Là, le Grec au tarbouch rouge, l’Arménien à la longue robe, au kalpak noir, et le juif au turban gris, démontrent leur parfaite indépendance des prescriptions de Mahomet. Le complément de ce tableau est la décoration locale que je voulais signaler, composée d’une série de figures peintes à fresque sur le mur du cabaret. C’est la représentation d’une promenade fashionable, qui, si l’on en croit les costumes, remonterait à la fin du siècle dernier. On y voit une vingtaine de personnages de grandeur naturelle, avec les costumes des diverses nations qui habitent Constantinople. Il y a parmi eux un Français en costume du Directoire, ce qui donne la date précise de la composition. La couleur est parfaitement conservée, et l’exécution très-suffisante pour une peinture néo-byzantine. Un trait de satire que contient le morceau indique qu’il n’est pas dû à un artiste européen, car on y voit un chien qui lève la patte pour gâter les bas chinés du merveilleux ; ce dernier tente sans succès de le repousser avec son rotin. Voilà, en vérité, le seul tableau à personnages publiquement exposé que j’aie pu découvrir à Constantinople. On voit donc qu’il ne serait pas difficile à un artiste d’y mettre son talent au service des cabaretiers, comme faisait Lantara. Il ne me reste qu’à m’excuser de la longueur de cette note, qui peut servir du moins à détruire