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LES NUITS DU RAMAZAN.


ii — LA VEILLE DU GRAND BAÏRAM


En retournant de Tophana à Péra, par les rues montueuses qui passent entre les bâtiments des ambassades, nous nous aperçûmes que le quartier franc était plus éclairé et plus bruyant que de coutume. C’est que les fêtes du Baïram, qui succèdent au mois de Ramazan, approchaient. — Ce sont trois journées de réjouissances qui succèdent à ce carême mélangé de carnaval dont j’ai cherché à décrire les phases diverses.

Le Baïram des Turcs ressemble à notre jour de l’an. La civilisation européenne, qui pénètre peu à peu dans leurs coutumes, les attire de plus en plus, quant aux détails compatibles avec leur religion ; de sorte que les femmes et les enfants raffolent de parures, de bagatelles et de jouets venus de France ou d’Allemagne. En outre, si les dames turques font admirablement les confitures, le privilège des sucreries, des bonbons et des cartonnages splendides appartient à l’industrie parisienne. Nous passâmes, en revenant des Eaux-Douces, par la grande rue de Péra, qui était devenue, ce soir-là, pareille à notre rue des Lombards. Il était bon de s’arrêter chez la confiseuse principale, madame Meunier, pour prendre quelques rafraîchissements et pour examiner la foule. On voyait là des personnages éminents, des Turcs riches, qui venaient eux-mêmes faire leurs achats, car il n’est pas prudent, en ce pays, de confier à de simples serviteurs le soin d’acheter ses bonbons. Madame Meunier a spécialement la confiance des effendis (hommes de distinction), et ils savent qu’elle ne leur livrerait pas des sucreries douteuses… Les rivalités, les jalousies, les haines amènent parfois des crimes dans la société musulmane ; et, si les luttes sanglantes sont devenues rares, le poison est encore, en certains cas, le grand argument des femmes, beaucoup moins civilisées jusqu’ici que leurs maris.

À un moment donné, tous les Turcs disparurent, emportant leurs emplettes, comme des soldats quand sonne la retraite,